Wajda tourne Danton en 1982, sept ans avant le bicentenaire de la Révolution française et le début de l'effondrement du bloc soviétique. Le film se concentre sur les dernières semaines de Danton avant son exécution par le Tribunal révolutionnaire (le tout se déroule en 1794). Il fait écho à la situation politique de son pays, la Pologne (secouée par l'insurrection de Solidarsnoc et son représentant Walesa), ou du moins s'en inspire (Wajda a évoqué les prises de paroles passionnées) – cet aspect est abondamment commenté à la sortie.
À cette dimension 'd'actualité' s'en ajoute deux autres, également politiques, bien plus éloquentes et utiles à long-terme. La première est spécifique et proprement historique, c'est évidemment cette approche des aléas de la Révolution éloignée des lectures idéalistes et conventionnelles, sinon tout simplement républicaines. Sur ce plan Danton se rapproche des Mariés de l'an II (Rappeneau 1971), qui portait une vision sceptique des acteurs de la Révolution (nobles, aventuriers, etc) et des révolutionnaires en particulier. La seconde dimension est généraliste, tient aux idées et aux systèmes : Danton met nus les rois progressistes et communistes, sinon tous les réformateurs zélés engagés pour le 'bien public' en passant par les bains de sang.
Le zigouillage ne saurait s'en tenir aux institutions et aux livres ou lois sacrés, il doit aussi passer par les hommes, s'assurer de leur plébiscite, mettre leurs cœurs et leurs envies en conformité (c'est le propre des scènes en ouverture et fermeture du film – avec le petit garçon apprenant par cœur les premiers articles de la nouvelle constitution, autrement perçu : est sommé d'avaler le catéchisme de l'empire du juste et de la vertu). Les robespierristes omettent leurs scrupules (parfois ils en souffrent) et la liberté des autres, mais ce n'est que l'écume de leurs crimes, puisqu'ils parlent et tuent au nom du peuple – dans le film ce peuple n'est jamais sondé ni invité près des débats, tout au plus convoqué (les files d'attentes, typiques de la gestion communiste). Dans le détail des troupes et même d'un seul homme, les robespierristes ne sont pas nécessairement si cruels et tranchés ; devant et pour l'Histoire, l'unité qu'ils servent balaient nuances, doutes et états d'âmes, y compris dans l'Histoire immédiate ; que valent des regrets, des nuits agitées, de micro-insurrections en petit comité face aux faits produits, surtout quand par leurs motifs ils sont consentis ?
L'opposition entre deux personnalités extrêmes et emblématiques canalise et justifie ces positions. Le récit respecte les faits historique de cette courte période, à quelques détails près (non-cruciaux), mais le rapport de forces entre Robespierre et Danton est inégal : le second jouit d'une certaine bienveillance, ses fautes restent apparentes sans le rendre antipathique (l'interprétation par Depardieu réduit les éventuelles ambiguïtés). Nulle grandeur, ou seulement celle du tribun, de l'activiste ardent, dont les parades sont plus manifestes que l'engagement profond. Au contraire Robespierre a des visées claires et ambitieuses pour le peuple, mais il est perçu par ses faiblesses et raideurs. Toutes ses qualités en sont souillées, jusqu'au sens de la vertu et au projet d'Homme amélioré (lors d'une rencontre à huis-clos, Danton l'accuse de fantasmer sur des hommes « de roman », de chercher à placer les individus à « des sommets où il est impossible de respirer »).
Le contraste entre les deux hommes se reflète aussi dans leur corruption. Pour Robespierre, elle est formelle, éventuellement forcée par des raisons pratiques ou compassionnelles. Robespierre est prêt à se corrompre dans le détail pour le bien supérieur, prompt à calmer les enthousiasmes trop violents et les appels au lynchage précipités. Le coup d'arrêt à la déchristianisation, dont il n'est pas question dans le film, vient de cette disposition. Danton est engagé dans un marchandage bien plus large. C'est le 'libéral' dans un sens ancien et galvaudé, le 'populiste' dans un sens des plus courts, en terme d'ambitions embarquées : il estime mieux connaître le peuple, tout ce qui est sûr c'est qu'il est désinhibé comme 'lui' est présumé l'être, qu'il sait haranguer les foules et les assemblées. Si Danton considère les besoins, les volontés des gens, plus basses et quotidiennes que les aspirations de Robespierre, c'est aussi qu'il n'aimerait pas s'en embarrasser.
Enfin ce film nous ramène à l'aube d'un effondrement général – toutes ces forces, mêlées et contradictoires, s'apprêtaient à tomber : un an après le gouvernement révolutionnaire se dissolvait dans le Directoire (1795-99). Transformés en ennemis, les anciens champions emporteront le mouvement dans leur chute – car les corps étrangers et les modérés auront doublement le champ libre. Robespierre apparaît conscient de son échec, même lorsqu'il est en position dominante – il voudrait épargner Danton (le défend face au Comité) et pourtant dirige les opérations contre lui, jusqu'à faire voter son exécution. En plaidant pour dompter ces troubles il est en train de perdre son cap et le sait. Cette attention est probablement le principal reste de la pièce de la dramaturge Stanislawa Przybyszewska (L'Affaire Danton rédigée vers 1929), dont le film est officieusement tiré mais qui la déforme jusque-dans les affections. Il reste une bizarrerie (superflue) dans la mise en scène : ce gimmick de la femme de Camille Desmoulins (Lucle par Angela Winkler, la mère dans Le Tambour de Schlondorff) avec ses bouffées de panique ou de désespoir.
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