La mémoire, phénomène immatériel puisque avant tout psychique, individuellement ou collectivement, ne dédaigne toutefois pas le concret, soit comme aiguillon venant la réveiller, soit comme support et extension à sa propre capacité de stockage. C’est ce double aspect qui se trouve ici exploré par l’artiste et cinéaste new-yorkais Bill Morrisson, habitué du documentaire.
Un lieu, point d’ancrage, à la fois espace de vie, de mort et de renaissance, est d’emblée promu par le titre : Dawson City, petit village du grand nord canadien enraciné au confluent de la rivière Klondike et du fleuve Yukon. C’est à l’extrême fin du XIXème siècle qu’il fut nommé ainsi par Joseph Ladue, qui transforma le modeste village de pêcheurs qu’il était à l’origine en petite ville qui put contenir jusqu’à quarante mille habitants, lors de la grande ruée vers l’or du Klondike ; feu de paille que cette quête de l’or qui, dès le début du XXème, vidait Dawson City pour entraîner ses chercheurs plus au nord.
Mais le sous-titre original, « Frozen time (Temps gelé) », est tout à la fois moins frileux et plus exact que le vague sous-titre français, « Le temps suspendu », qui passe sous silence le rôle précisément joué par le froid dans la préservation d’une mémoire de cette ville. En effet, son sol constamment gelé permit, par hasard, que soient conservées presque intactes quelques centaines de films muets sur pellicule au nitrate, enterrées là plus à des fins de destruction, en raison du caractère très inflammable de ce support, que de conservation. Un gisement filmique et mémoriel qui fut défoui en juin 1978 par Frank Barrett, à l’occasion de travaux de construction.
Comme il se doit face à tout stimulus mnésique, Bill Morrisson se penche d’abord sur la matérialité de ce support, à la fois aiguillon et espace de stockage, sur sa matérialité chimique, même, puisque - tout un programme ! - ces premiers films ne différaient guère, chimiquement, des explosifs ; ce qui leur valut cet enfouissement.
Grâce à un montage de dentellière, le réalisateur, accompagné par la musique onirique d’Alex Somers, conduit parallèlement l’histoire de ces films, leur arrivée jusqu’à Dawson City, où ils se retrouvaient stockés, faute de pouvoir aller plus loin ; et l’histoire de la petite ville qui, vite engorgée de chercheurs d’or oisifs, faute de parcelles à retourner, sont rapidement devenus les cibles de multiples divertissements, parmi lesquels le cinéma ; et l’on apprend au passage - mais l’information n’est pas des moindres ! - que le bar-hôtel-restaurant Trump, qui offrait aux chercheurs fatigués le réconfort d’une féminine et épisodique présence, construisit là l’importante fortune qu’il légua ensuite à d’illustres héritiers. Hormis lors des rares interviews de nos contemporains, les informations concernant l’histoire parallèle et liée de cette ville et de ces films sont livrées de façon muette, par du texte souvent placé en haut de l’écran, et s’inscrivant sur fond d’une savante construction d’extraits de ces films resurgis du néant à Dawson City (leur titre est alors brièvement rappelé), entrecoupés de photos d’époque ou d’autres films d’archives, plus officielles ou familiales. Un travail arachnéen dont la précision et la subtilité, parfois non dénuée d’humour, forcent l’admiration, puisque ces images illustrent, de façon plus ou moins directe ou décalée, le contenu de ce qui est narré.
Si bien que le spectateur se laisse emporter par ce double rail, pas toujours strictement parallèle, de l’image et du texte, et s’émerveille de voir revenir à la vie, pour de brefs instants, des visages et des corps qui, sans cette exhumation miraculeuse, auraient définitivement plongé vers l’oubli. Mais il est impossible, au-delà, de ne pas s’interroger sur le destin de ces films spectraux, parfois dévorés de taches, mais d’une belle netteté et d’un noir et blanc nuancé : maintenant conservés et numérisés dans les Archives canadiennes, reverront-ils complètement le jour et seront-ils appelés à rencontrer, in extenso, le regard d’un public ?