Jean-Marc Moutout est un réalisateur intéressant dans le paysage du cinéma français, dans la mesure où il est devenu le chef de file d’un cinéma de l’entreprise et de sa confrontation violente avec l’individu. On se souvient de Tout doit disparaître, son premier court métrage, dans lequel son cinéma, sans demi-mesure, s’installait comme garant et miroir des affres du monde du travail moderne. Cantet avait érigé ce cinéma il y a dix ans avec deux réussites notables que sont Ressources humaines et L’emploi du temps, mais il semble se disperser aujourd’hui, s’engage vers une strate sans doute davantage public (Entre les murs). Si bien que personne aujourd’hui dans le cinéma français, si ce n’est le burlesque grolandais (Louise Michel) ou le radicalisme jusqu’à l’abstraction de Nicolas Klotz (La question humaine) n’ose se frotter à ce questionnement pourtant actuel de l’homme au sein de l’entreprise.
Moutout n’est pas un metteur en scène qui se distingue forcément par sa singularité formelle et ses parti pris bien qu’existants, ne révolutionnent pas le genre, mais c’est dans la précision que son cinéma trouve sa voie, ses films sont nets, sans fausses notes. De bon matin semble d’ailleurs être le produit paroxystique de ce cinéma de l’épure, qui évolue sur un ton unique, ne cherche jamais à surprendre, tente de reproduire un malaise grandissant. C’est son film le plus épuré, le plus sombre et le plus direct. Ce bon matin là est le dernier de la vie d’un homme à saturation et ce par quoi le film commence. Moutout n’est jamais intéressé par un quelconque suspense, c’est le dérapage dans son fondement qui le passionne. « Comment j’en suis arrivé là, comment ça a dérapé, à quel moment exactement ? » se dit cet homme assis à son bureau alors qu’il vient de tirer avec une arme à feu sur son patron et l’employé qui lui a sans doute pris sa place.
Cette méditation, ce souvenir, dans lequel il plonge alors devient le flash-back de la durée du film, instants du passé qu’il partage entre son travail et sa vie personnelle. On s’en était rendu compte avec Violences des échanges en milieu tempéré, Moutout est intéressé par le vocabulaire inhérent à l’entreprise, comme un nouveau langage. L’entreprise comme monde à part entière, qui module, cajole et détruit, suce l’individu jusqu’à la moelle, Moutout tient bien entendu à naturaliser les échanges qui y règnent, à faire de cette structure un réel, et un réel violent. Et le paradoxe entre les présentations orales de cet homme (réunion, discussion, entretien) relativement à l’aise dans la logorrhée et la réflexion de ce même homme sur l’absurdité de son existence, ce dégoût rétrospectif de lui-même rend le film saisissant. Car le gros du film se situe finalement dans un silence pesant, qui correspond à une prise de conscience progressive du personnage qui ère et observe ce qu’il est devenu en se rapprochant un peu chaque jour de cette issue inéluctable.
Le procédé, bien qu’assez mécanique, fonctionne à merveille. Mais Moutout, un moment donné, obtient quelque chose de fort et d’inattendu, complètement détaché du reste du film même si ça nous apparaît comme l’ultime bouée de sauvetage pour le personnage. C’est un coup de téléphone à un ami pas vu depuis vingt-six ans. On y parle d’un tour du monde en bateau mais surtout d’un quiproquo du passé. Un coup de fil en forme de dernier salut complètement désabusé. C’est une scène bouleversante.
Le film se termine frontalement sur un défilement de visages d’employés croisés dans l’entreprise, assis sur les chaises de réunion, sans doute quelques jours après la mort de leur collègue. Visages abasourdis, intérieurement terrifiés, avec ce mensonge éternel qu’une carapace peut recouvrir (pour combien de temps ?), qui offrait par ailleurs cette même terrible fin à « L’emploi du temps« ; ce masque que l’on enfile pour ne pas sombrer. Le masque de la survie.