L'expérience "De la guerre" est aussi perturbante sur la forme que sur le fond, mais pour des raisons différentes, presque opposées.
Perturbante, elle l'est sur le fond car Bertrand Bonello met en scène (à travers le personnage de Mathieu Amalric, très vraisemblablement son alter ego, portant le même nom et souhaitant réaliser un certain "Tiresia") une caractéristique de nos sociétés contemporaines largement passée sous silence : l'entrave au bonheur pur et à la jouissance de l'existence, entrave fondamentale et quasiment constitutive des organisations sociales modernes. C'est probablement un questionnement existentiel qui ne touchera pas une grande majorité, mais pour peu qu'on y soit sensible, pour peu qu'on se soit déjà posé la question ("pour peu qu'on se soit déjà retrouvé enfermé dans un cercueil seul face à soi-même", pourrait dire le protagoniste), il y a de quoi voir en "De la guerre" la cristallisation de cet état d'esprit et de ces questionnements de marginaux. De ce point de vue-là, le film relève presque de la nécessité.
Mais l'expérience s'avère extrêmement perturbante, pour une raison diamétralement opposée, sur la forme. En choisissant une telle expression d'abstraction, un tel mode pour délivrer son message, une telle radicalité dans la démarche, Bonello ne facilite pas la tâche de l'immersion et se rend sous certains aspects exaspérant. Comme si le traitement pur et simple de ces doutes existentiels n'étaient pas à lui seul suffisamment hermétique, il en rajoute une couche en versant dans le sibyllin.
Parce que la société est en guerre contre notre bonheur, Bertrand rejoint la faction opposée suite à une expérience traumatisante ("Fight Club" n'est ici pas très loin). Parce que la poursuite du bonheur est une guerre perpétuelle, il faut savoir s'armer (physiquement dans les rêves du personnage, mais c'est bien sûr intellectuellement qu'il faut le traduire) pour gagner la bataille. Le tissu fantasmagorique autour de la sorte de secte qui forme Bertrand se fait parfois envoûtant, parfois rebutant. Je ne saurais dire si cette société parallèle est censée être particulièrement attirante ou utopique, avec cet appel sous forme de retour au primitif et à l'existence pure que menaient les Amérindiens dont les portraits ornent les couloirs du manoir. Mais il manque vraiment un peu de matière pour y croire, pour dépasser son cadre purement illustratif, pour vraiment donner corps à cette restructuration loin de la civilisation qui permettra, à terme, de retourner vivre sereinement en société.
[AB #150]