Il est des films pour lesquels le contexte de production et de distribution est indissociable de tout discours critique ou jugement esthétique. Celui-ci en fait partie à deux titres : d'un côté, par la volonté manifeste de son équipe d'accompagner le cinéma marocain encore balbutiant d'une réflexion méta-filmique faisant participer de manière improvisée des citoyens interviewés. De l'autre côté, et surtout, des conditions de distribution inédites avec une censure pure et simple à sa sortie par un pouvoir qui le soupçonnait à juste titre d'intelligence, et l'oubli qui s'en est suivi pendant 45 ans, avant sa restauration en Espagne et donc sa "sortie" il y a quelques années.
De manifeste artistique avant-gardiste, cette sortie légèrement à contretemps fait-elle désormais plutôt du film un témoignage d'une époque révolue et des ambitions qui y régnaient, désormais détruites consciencieusement par l'effort conjoint de la répression étatique et de la médiocrité marchande ? Sans doute un peu. Mais outre ce témoignage, aussi réjouissant soit-il notamment sur le plan historique, le film constitue un objet esthétique très curieux pour l'époque qui mélange brillamment fiction, documentaire et essai, 15 ans avant Close-up de Kiarostami.
Le film s'ouvre sur sa partie la plus explicitement documentaire à travers des entretiens improvisés dans la rue puis dans un étrange bar à l'ambiance Mean Streets parfois assez drôle, où un élément fictionnel sera habilement introduit de manière complètement inattendue, donnant lieu à un nouveau film dans le film et à un débat au sein de l'équipe du film sur la vérité dans le cinéma, qui plus est se voulant moderne et politique, dans la pure tradition des films politiques d'une époque bouillonnante idéologiquement.
Et à mon avis le film doit être lu comme ça, comme une réflexion en mouvement, incarnée dans un documentaire fictionnel qui donne l'impression d'une improvisation permanente de la caméra et donc un effet de réel assez saisissant, où les cinéastes s'interrogent eux-mêmes autant qu'ils interpellent le spectateur, en s'appuyant sur des idées formelles dont la clairvoyance esthétique n'est que la continuité de la complexité politique qu'ils souhaitent faire valoir : d'une part en se mettant constamment en scène comme en gardant les claps au montage, témoignant de leur volonté de se placer aussi bien en auteurs qu'en acteurs du film, refusant la position surplombante de l'auteur pontifiant, malvenue dans un film proposant une réflexion contradictoire. De même, la manière qu'ils ont de s'imposer des contre-pouvoirs à l'intérieur du film (la résistance des gens filmés parfois, la remise en cause de leur démarche comme dans la dernière scène) rend le film dialectique et in fine honnêtement aporétique plutôt que présomptueusement affirmatif.