Un doux plaisir pour nos nuits sans fin

Avec Dead Man, sorti en 1995, Jim Jarmusch réalise un western psychédélique et métaphysique. Un condensé des thématiques de l’ensemble de sa filmographie passée et future, à savoir la poésie, la spiritualité et l’errance des âmes. Tout y est représenté et magnifié par un souffle unique qui en fait son chef d’œuvre.


Dans sa première partie, nous faisons la rencontre de Bill Blake, jeune américain se rendant de Cleveland à la ville de Machine pour y briguer un poste de comptable. Son air naïf, hésitant et désemparé crée un décalage entre ce personnage et le monde qui l’entoure. Cet aspect est renforcé par l’interprétation de Johnny Depp. Dans un rôle paroxystique à la beauté immense et immaculée, en opposition à l’environnement sinistre d’une ville boueuse, et aux visages creusés et agressifs de ses habitants. Cet homme n’a pas sa place ici, et on le lui fait comprendre sans ménagement.


En réalité, Bill Blake est déjà mort. La première scène du train nous éclaire déjà sur ce point, avec ses nombreux fondus aux noirs et son invisibilité face aux autres passagers. Excepté le conducteur, sorte de Charon lui indiquant qu’il « a fait tout ce voyage jusqu’en enfer ». La citation « It’s preferable not to travel with a dead man » d’Henri Michaux mise en exergue au début du film en est la confirmation.


L’échange de coup de feu durant lequel le protagoniste va se retrouver touché et inconscient, n’est qu’un prétexte pour faire basculer définitivement le film dans un voyage spirituel. Celui de Bill Blake, une âme errante, qui va vivre en quasi spectateur ses tribulations le menant vers l’acceptation ultime de sa condition.


Pour cela, il va faire la rencontre de Nobody, un Indien qui n’a lui non plus, pas sa place chez les siens. Ce dernier va reconnaître en notre comptable, l’âme d’un poète défunt nommé William Blake. Première étape de la prise de conscience spirituelle de Bill, qui accepte ce nouveau nom d’emblée. La suite des péripéties en la compagnie du natif va renforcer progressivement cette réalisation pour Blake et le spectateur. De manière concrète lorsqu’en buvant une substance psychoactive, les visions de Nobody font apparaître la véritable nature du protagoniste, celle d’un squelette. Puis d’une manière symbolique, avec la scène de son entrée dans la ville des natifs, sorte d’écho inversé de son arrivée à Machine. Où son environnement va cette fois-ci, le guider, l’accompagner pour que son âme, apaisée, entreprenne un voyage définitif dans une cascade infinie.


Jim Jarmusch déploie tout son talent de réalisateur pour placer le spectateur dans un état de transe lancinante, à l’instar de Blake. Le noir et blanc magnifique, confondant les personnages et la nature qui les enveloppe. Les plans larges sur cette dernière, présents exclusivement dans la dernière partie du film, témoignent d’une harmonie retrouvée avec le poète errant. Comme lors de la symbiose où il se blottit contre un faon mort, lui aussi atteint par une balle de plomb. L’alternance des scènes, tantôt dramatiques, contemplatives, métaphysiques, historiques, parfois comiques provoque une hypnose dans laquelle il est agréable, et nécessaire de plonger pour en apprécier tous les effets. Les riffs improvisés, saturés et éthérés de Neil Young ajoutent une couche supplémentaire de mysticité à l’ensemble, convoquant un autre sens pour captiver le spectateur dans ce trip spectaculaire.


Si Dead Man est un film exceptionnel, il est, en tant que western, un Ovni. Préférant l’écorce des arbres à l’acier des rails, exposant la spiritualité et la culture des natifs face à la ridicule ironie des chasseurs de primes, délaissant l’action pour le vagabondage, affichant un protagoniste lymphatique, spectateur, dans le lâcher prise, l’œuvre se classe à part dans ce genre ultra codifié, et offre une critique culturelle et historique puissante et rafraichissante.

Le visionnage de Dead Man ne peut laisser indifférente. L’ensemble des éléments de mise en scène et d’écriture développés avec brio par Jim Jarmusch nous invite à être happé dans ce pèlerinage mystique à l’esthétique singulière. Les réflexions amenées par l’œuvre sur notre propre spiritualité, notre condition, et notre place dans le monde, perdurent longtemps après le générique de fin. Ce dernier nous laissant quitter ce voyage lentement, accompagné d’une tendre guitare, pour que l’on puisse retrouver notre barque, voguant sur une rivière tantôt calme et tumultueuse.


Un doux plaisir pour nos nuits sans fin.

TomFromantin
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le 10 janv. 2023

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TomFromantin

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