Des documentaires marins lorgnant sur l'expérimental, Dead Slow Ahead parvient à trouver sa propre voie émotionnelle, pour venir troubler notre bain quotidien, encore d'avantage que l'impressionnant Léviathan de 2014, ou le plus scolaire Exotica Erotica Ect. sorti également cette année. Dès son générique, très épuré formellement (un rideau sans cesse traversé par un machiniste, ponctué par les sons des panneaux de commande), le film ondoie sous les rythmiques des travailleurs. Sans perdre de temps sur tous les postes, sans accentuer la pénibilité du travail, bien au contraire, Mauro Herce, en vrai planeur donne le sentiment qui relie tous les hommes et toutes les femmes qui travaillent ensemble dans un ventre de géant glacé, compartimentant son film avec les atmosphères uniques qui jalonnent leurs vies respectives. Évitant la pesanteur des drames catastrophes, il parvient même à élaborer une tranche très brève de fiction où le bateau est pris d'un spasme aqueux dont il ne peut se défaire facilement : alors que l'eau monte dans toutes les parties du bateau, le chargé de la communication quitte ses écrans et laisse les radios lancer des cris d'alerte, sans réponses. Cette façon de laisser toujours le silence rattraper, in fine les aspérités des voix, que l'on retrouvera plus tard avec les coups de téléphone et la séance de karaoke, hypnotise notre conscience et réveille à la fois notre inconscient, et une peur souterraine qui sommeillait en nous par un jeu de balancier psychique. La peur du vide, la peur de la grande solitude et des pertes de repères émerge alors, sur tout le reste du film, transformant cette traversée au départ calme en un périple jonché d'inquiétudes et de doutes.
Embarqué pour l'éternité, la "lente mort droit devant" que le titre peut orienter, le spectateur prend place et devient support d'une expérience sensorielle qui touche au sublime par bien des scènes. A maintes reprises, il suffit d'une éclaircie, bouffée par l'ombre d'une machine déversant des tonnes de sables dans un conteneur pour éblouir les sens, il suffit plus tard, d'un simple appareil rouge au mouvement rotatoire pour nous électriser, d'une simple vue d'une cote au large de l'Italie avec une tour toute dressée comme un phare, de ce plan lévitant de près de 5 minutes pour nous faire naître les larmes de l'éblouissement. Tout comme la sécheresse du paysage rappelle l'ouverture désertique de No home Movie, cette tour mémorielle qui ne s'arrête pas de nous fixer comme un spectre polarise encore d'avantage nos émotions vers un point de deuil du réalisme tétanisant. Le deuil, renouvelé avec la séance de chants et de danse lors d'une pause, qui, déjouant les habituels préceptes des scènes de ce genre (La loi du marché par exemple), est peu à peu transfectée vers une virée angoissante où les chauve-souris sonores bombardent nos écoutilles et change les visages pourtant si habituelles des ouvriers en proies meurtries ou en sanguinaires selon nos affinités. La prescience du film, sa capacité à surprendre par le son comme l'image, sa maîtrise formelle, autant d'éléments qui parachèvent sa maturité et l'intelligence de sa conception.
Bien plus resserré et moins catalogue que beaucoup de documentaires sur les navires, le film trouve une force supplémentaire : celle de pouvoir charger les corps de sensations avec pourtant un degré d'abstraction très élevé. Associée à ce pouvoir élégiaque, vient aussi une dose de terrain connu qui permet tout de même une immersion aux moins réceptifs de films expérimentaux. Le plus bel exemple de scène universelle, comme une réponse à cette alerte qui ne trouve aucune oreille pour être entendue, est cette dernière scène qui, après une compilation d'échanges téléphoniques, tous à peu près identiques entre les gens (interchangeabilité des êtres, encore une fois), enclenche une ultime voix qui ne trouve aucun visage, ni aucune présence, ni aucune pensée. L'interlocuteur a-t-il lâché le combiné, simplement cessé de parler, ou bien la connexion a peut-être été coupé ? Dans l'incertitude produite se distingue ensuite une image géniale d'un conduit d'aération qui renvoi au vide galactique des conversations, des connexions que nous tentons de faire entre nos semblables avec nos technologies, dans l'espoir de nous rapprocher les uns et les autres. C'est l'absence de contact, entraînant la mort au travail.
Seul reproche à faire sur le film : sa fin, qui sent la coupe trop anticipée, sans doute dans l'espoir de ne pas faire fuir les quelques personnes qui se sont déplacées ou les festivaliers un peu perdus. Dead Slow Ahead, par l’afflux continue d'images troublantes et en même temps familières, parvient à ajouter au panel de films uniques de cette année, une pièce essentielle, qui tire ses plus beaux instants dans la contemplation de nos poésies interstitielles.