-Et vous perdez beaucoup pendant vos règles ?
-Deux à trois mille balles par jour, Docteur !
Pour comparer des choses comparables, j'ai eu la chance de regarder une pellicule "remastérisée" , comme il se dit dans le jargon technique, (par Chateau, qu'il soit remercié) c'est à dire aussi neuf que s'il sortait des laboratoires, enfin presque...
On ne peut par contre mettre de la bonne musique là où il n'y en a pas, même si dans le bar de Monsieur René, l'orchestre automate est une petite merveille du genre qui fera saliver les antiquaires ... Mais ce film ne caresse non plus la prétention de nous faire découvrir l'opéra.
Il faut avoir aussi connu "les bars montants" des cités belges, souvent reconnaissables à leur lampe rouge extérieure où, d'accortes serveuses, parfois d'âge bien mûr, faisaient tout sinon servir les clients. Plutôt les faire boire et toucher 10% sur les consommations qu'elles faisaient ingurgiter à leurs clients, avant de poursuivre leur opération plumage du volatile en usant de leurs appâts féminins...
De bien braves filles souvent, complètement paumées et en perdition, espérant toujours devenir plus tard la Cendrillon d'un prince charmant la sortant des griffes de leur prédateur...
Ce qui dans les ports, tombait bien : les marins qui y faisaient une escale rapide n'avaient pas vu un jupon depuis des lustres et avaient peu de temps pour dépenser leur solde à terre...
C'était le jeu ou les femmes...
Pour bien comprendre l'ambiance cosmopolite, glauque de ce film, il faut avoir connu les ports "à l'ancienne" ou le déchargement des bateaux se faisait avec des palanquées, grues et à dos d'hommes.
Ports propices à toutes sortes de trafics plus ou moins douteux où régnaient des individus qui l'étaient tout autant... Les dockers de jadis ont été tués par les immenses transconteneurs qui
ont permis de mécaniser à outrance les opérations de manutention terminales sur les bateaux, diminuant leur coût, et réduisant le temps des escales...
Je passais dernièrement à Dunkerque : tous les bars de la place du Mynck et de ses environs, ressemblant jadis à cet Anvers d'après-guerre, ont éteint leurs lampes rouges depuis belle lurette. Et le vieux port-est et ses Freycinet sont devenus quasiment déserts...
Les "maquereaux" genre Marco ont pour la plupart disparu eux aussi, reconvertis depuis belle lurette et comme à Pigalle, dans la drogue, plus lucrative et moins risquée..
Le monde d'Yves Allegret (1905-1987) a donc disparu et tout son environnement aussi.Les souteneurs draguaient les lieux où ils savaient pouvoir trouver des filles en perdition, évadées du domicile parental, à la dérive dans les halls de gares, et après leur avoir fait miroiter monts et merveilles, ces princes charmants généreux et serviables , se transformaient en négriers vendant leur chair...
Pour ne rien vous cacher, j'ai longtemps traîné les pieds avant de voir ce film : n'aimant pas Signoret d'une part.
D'autre part, il ressortait tellement dans ces cinémas un peu à part que constituent ceux dits "d'art et d'essai" que je le croyais destiné à un public d'élite cinématographique...
Mea culpa, il n'en était rien : c'est un grand film et si ses 3 077 036 entrées en salles françaises ne lui avaient valu "qu'une" 17° place au box office en 1948, les seize devant lui, y compris Bambi et ses dix millions d'entrées, ne sont jamais réapparus aussi souvent que Dédée sur les écrans !
Yves Allégret (frère cadet de Marc) était sur son petit nuage rose : il venait d'épouser Signoret (pour un mariage éphémère) et lancer sa carrière : se reconnaissait-il un peu dans le personnage de Dalio ?
En tout cas, sa perception des ports et de leurs faune hétéroclite, de cette ambiance si particulière et disparue, sont merveilleusement recréées, et artificiellement ce qui n'est pas la moindre prouesse de ce film. On se demande comment Maurice Colasson, tout juste après la guerre, a réussi à recréer le matériel propre à simuler une telle ambiance portuaire qu'on jugerait vraie (et je suis connaisseur) Seules fausses notes, voire silences, l'environnement sonore qui est raté
(pas de cornes de brumes, de mouettes...) pas plus que de phares si typiques des lieux...
Même les scènes de voitures sont réussies.
Les acteurs, dont aucun n'a mis les pieds dans la capitale du diamant, sont grandioses malgré leurs rôles ingrats : Marcello Pagliero, malgré des attitudes proches d'un Gabin, n'a jamais réussi à "percer" comme ce dernier en France... Blier est égal à lui-même, divin... Un vrai caméléon.
Le clou du spectacle est sans conteste Marcel Dalio qui joue un rôle veule à souhaits ce qui ne devait pas lui valoir la sympathie du public. Courageux et si réel dans son jeu !
Bien sûr, l'odeur de sardine de ces ports d'antan sent désormais la naphtaline, et ne séduira probablement pas les jeunes publics ? Pourtant, quel échantillon de la vie d'alors...
Arte le 05.09.2022-