Quand le décor dévore les hommes

Je voudrais témoigner de mon admiration pour une sorte de récit qui se perd. D’ailleurs, Délivrance est moins un récit (structure cohérente de situations, chacune donnant une information permettant une évolution), qu’une circulation (histoire qui sacrifie l’action comme moteur du film, au profit de la dérive, de l’errance et de la folie).


Cette méthode – si tant est qu’on puisse appeler cela une « méthode » – de récit n’est possible qu’à condition que l’auteur décide fermement de ne tenir qu’une seule idée, insouciant du fait qu’elle génère d’autres idées, qu’elle évolue, positivement, négativement, afin qu’elle prenne une forme allégorique et morale (dialectique fade). Une expression me vient à l’esprit : « pierre qui roule n’amasse pas mousse ». Je n’ai jamais compris dans quel contexte il pouvait être pertinent d’employer cette maxime. Pourtant, toute la médiocrité de la majeure partie de la production cinématographique se résume justement à une « pierre qui roule » vainement, et qui, au terme de son chemin, est aussi petite qu’elle l’était au départ. En l’occurrence, Délivrance est une pierre immobile qui « amasse mousse », se densifie, s’amplifie parce qu’elle ne lâche pas l’idée, c’est-à-dire le décor qui est le sien.


Il y a deux sortes de vacances : celles que l’on passe proprement à « vaquer », à casser la routine par le farniente, où l’on se dore au soleil, où l’on se repose, où, le temps d’une brève semaine, on tourne le dos à la vie. Sinon, c’est le risque, le péril, l’adrénaline, où l’on avale la vie pour exorciser l’ennui de la routine. De façon générale, il est assez aisé de lier le farniente au vieil âge, à ceux dont le travail et la routine ont raidi le corps, et l’adrénaline à la jeunesse, qui a soif de découverte et de folie. Néanmoins, certains auteurs aiment à exploiter la réunion entre amis pour un « trip », aux hommes qui s ‘approchent de la quarantaine et qui ne veulent pas perdre le souffle qui les a animé toute leur jeunesse (le joufflu devant une carcasse de voiture rouillée : « c’est sur cette banquette que j’ai vécu toutes mes passions, tous mes amours »).


Ainsi, dans Délivrance, l’idée est en partie posée. Ne manque que la fondation qui donne son caractère au film : le décor. Un groupe d’amis s’approchant de la quarantaine décide, afin de retrouver les passions de leur jeunesse, de partir faire un trip en canoë dans les gorges d’une rivière de Géorgie, condamnée à être engloutie par un lac à cause de la construction d’un barrage. Il s’agit des derniers souffles de cette nature hostile, et de la fin de la jeunesse de ces amis.


Au début du film, ils ne sont qu’un enchevêtrement de voix, de rires, de bruits de moteur de voiture. Ils n’ont ni visage, ni personnalité, et s’unifient dans une espèce de type de l’américain moyen, mélange de beauf et d’écologiste. Devant les premiers « autochtones » de cette forêt hors du monde et peuplée de consanguins déformés par la constance génétique, ils se divisent hors de leur voiture. Bobby, semi gros qui parle beaucoup, Drew, un guitariste raisonnable et fragile, Ed, père de famille réticent à l’aventure (« rentrons faire un golf »), Lewis, bel homme fort, plein d’audace et en harmonie avec la nature. C’est volontairement que j’accole quelques adjectifs convenus à ces personnages, car c’est ainsi qu’ils sont présentés dans leur première exposition. J’admets cette sorte de convention scénaristique des « types » de caractères, quand le film se destine à les confronter tous ensemble, à égalité, avec l’hostilité d’un décor et de ses habitants. Quoiqu’ils conserveront face aux événements le limon « archétypal » de leur personnalité (idiot, juste, courageux…), ils seront tous réduits à leur instinct de survie. Cette survie est extraordinairement mise en scène, car elle ne se caractérise pas par le combat contre les événements, mais bien au contraire par l’attente, la réflexion, l’errance.


De bout en bout, le film est sous pression. Les accords de guitare ont, dès le départ, donné son timbre au film, sa bizarrerie, son inquiétude, ses motifs visuels et sonores (la corde lâche, les hommes tombent de la falaise, et parmi les très rares apparitions musicales du film, le bruit dissonant d’une guitare dont toutes les cordes se rompent). Et quoique l’aventure tragique se caractérise par une avancée constante dans la rivière, la narration est toute entière réunie dans les pauses du parcours, où chaque personnage se trouve freiné par sa propre faiblesse. Ed tétanisé par l’idée de tuer une biche, Drew dont le sens de la justice n’a pas supporté l’enterrement in extremis du violeur, Lewis, le seul homme entreprenant, immobilisé dans un rapide, et Bobby dont l’absence d’initiative favorise la stagnation du récit et la difficulté de la survie. Ces personnages se complètent, et créent une entité que la nature engloutit. Ce combat immobile constitue toute la beauté de ce récit : des hommes réduits à rien face à l’hostilité de la nature. L’impuissance de ces hommes, la relativité de leur victoire (« on ne vainc pas cette rivière ») a poussé le film à une espèce de stagnation qui donne lieu à une amplitude du récit, gonflé plutôt qu’étendu, erratique plutôt qu’évolutif, pour donner à ces apparents « types » une singularité profonde, une place essentielle par rapport au monde : celui, non de l’héroïsme et de la victoire, mais de la faiblesse et de la défaite.


Cette idée, l’homme avalé par le décor dans lequel il circule, est parachevée par l’un des génériques de fin les plus intelligents qu’il m’ait été donné de voir : la sereine réalité qu’a retrouvé Ed, dans son lit douillet, enlacé par sa femme, est hantée par la rivière dévorante, dernier plan du film dont l’évocation est claire : les personnages demeurent ancrés à jamais dans le lieu de leur défaite et de leur impuissance, ce décor qui les a digéré et ne les recrachera pas, condamnant tout accès à une réalité confortable. L’évolution positive du récit classique est exorcisée, pour donner lieu à une régression de l’homme, et une remise en place de sa condition. Ce sentiment-là est propre aux grands films.

Rozbaum
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le 19 avr. 2015

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