Akira Kurosawa est grand. Akira Kurosawa est vivant.

Plus que jamais en fait.
J’ai beau tourner la question dans tous les sens depuis une bonne dizaine d’années, et porter un amour qu’on pourrait un peu rapidement considérer comme immodéré à certains réalisateurs comme (en vrac, non exhaustif et dans le désordre) Mankiewicz, Lumet, Bergmann, Kubrick, Melville, les frères Coen, Leone, Kitano..., rien n’y fait : que ce soit dans la constance des œuvres, la durée de sa production, la multiplicité des approches dans ses films, Kurosawa me semble inaccessible. Et avec Dersou Ouzala, il s’exporte.

Kurosawa avait déjà adapté des œuvres étrangères au cadre japonais à plusieurs reprises, de Shakespeare (cf ma critique du magnifique Château de l’araignée) à Dostoïevski ou Gorki (L’idiot, Les bas-fonds), et on voit ici que le maître est déjà lié à la mère Russie depuis plus de 20 ans. Mais l’immense différence avec Dersou Ouzala, c’est qu’il quitte son île pour mener son projet à bien.
Déjà connaisseur de l’œuvre d’Andreiev depuis l’enfance et imprégné de littérature russe, il s’installe en Sibérie pour tourner son chef d’œuvre hors-sol, se plongeant dans le climat particulier des vallées de la Russie extrême-orientale pendant un an et demi.
Kurosawa livre une œuvre d’une beauté, d’une splendeur rarement (jamais ?) égalée. Le choix du 70mm soviétique n’est pas pour rien dans l’incroyable richesse visuelle et la patine merveilleuse dont est doté le film. Kurosawa l’utilise à merveille pour nous offrir des moments de magie uniques. On pensera au plan des retrouvailles au coin du feu, Andreiev et Dersou d’un côté, les hommes du « Kapitan » de l’autre, séparés par un arbre. Les plans sur le tigre menaçant et grognant sont également à couper le souffle… je pourrais passer des heures à parler de la composition des plans, de l’orientation des personnages, de la maitrise du discours par l’image qui sont ici à leur apogée, mais le cinéma n’est pas que de la technique.
Les sens et les symboles sont fondamentaux chez Akira Kurosawa, et sa force réside dans sa manière de toucher notre humanité profonde, par delà les fossés culturels qui nous séparent. L’universalité du propos est réconfortante car elle nous rappelle qu’au-delà de nos différences, nous avons une communauté d’idées et de sentiments (fin du quart d’heure béat et du vernis Joseph Campbell / Claude Levi-Strauss).

Dersou Ouzala, trappeur golde, issu de peuplades présentes dans le sud est de la Sibérie et le nord-est de la Chine représente l’animisme, la sagesse dans son rapport à la nature en perpétuelle recherche d’équilibre (sa peur, sa colère et son déclin dès la rupture de celui-ci son évidents). Il est à l’opposé de la mission civilisatrice du Kapitan Adreiev, représentant de centaines d’années de relations conflictuelles entre l’ager et le saltus (cf Jacques LE GOFF, « Un autre moyen-âge » entre autres) qui nous sont présentées dès le début du film avec la scène de la recherche de la tombe.
Ceci étant, Kurosawa ne livre pas non plus un discours idiot sur le « bon sauvage » tel qu’on peut le trouver dans un film comme Avatar. Ici, l’autochtone n’a pas besoin de l’homme blanc pour s’en sortir, mais il utilise de façon pragmatique les avancées que celui-ci lui procure (le fusil par exemple). Il est en marge de la civilisation, mais en marge de signifie pas séparé.
Au final, le milieu conditionne son comportement : la quête permanente d’équilibre, le rapport positif aux autres, l’incompréhension devant le gaspillage de ressources (la viande dans le feu par exemple) c’est aussi le signe que Dersou Ouzala s’inscrit en permanence dans le temps et la préparation du prochain coup dur (froid, famine…). Cette conscience prégnante de la nécessité d’un rapport « sain » aux éléments qui l’entourent amène à la dignité de la nature (dans sa violence, sa beauté, sa douceur aussi parfois), la dignité de « l’ordre naturel » dont Jean-Louis Bory parle dans sa critique du film Le livre de la jungle où il explique avec justesse que cette dimension fondamentale du livre de Kipling est complètement absente du film de Disney (le rapport au tigre dans les deux films mériterait d’ailleurs un article à lui seul).

L’inscription dans le temps du trappeur, même si la perception en est forcément différente, est également une pierre dans le jardin des idéologues bas du front qui jusqu’à dernièrement étaient restés sur une analyse so XIXe siècle du bon sauvage (cf discours de Dakar en 2007 écrit par Henri Guaino).
Ici pas d’angélisme ou d’ethnocentrisme. Kurosawa est là pour filmer la nature dans la beauté et la grandiose terreur qu’elle peut nous provoquer. Il est également là pour nous raconter une histoire d’amitié improbable entre deux êtres aux conceptions parfois très éloignées, mais qui se retrouvent autour d’un feu, ayant survécu aux éléments (au vent, au froid, au feu…). Mais si le lien qui unit les deux hommes est indéfectible, il ne peut les transformer, les avilir. Le Kapitan ne saura s’installer définitivement avec le trappeur golde, et ce dernier ne pourra s’adapter à la ville, où trop de concepts lui sont étrangers (payer pour du bois, de l’eau…).

Pour tout ce que je viens de décrire, et pour tant d’autres points que je n’ai pas développé, ou tout simplement pas encore appréhendé (je pense que Dersou Ouzala continuera à m’apporter dans 10, 20, 30 ans et que je n’ai pas fini de démêler ce que le film a pu provoquer chez moi), Dersou Ouzala se place dans la catégorie des chefs d’œuvres.
Poésie et écologie, Buddy Movie et film d’aventures, japonais et russe… Dersou Ouzala est définitivement un immense moment de cinéma.
CorwinD
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le 28 juil. 2014

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