"Y a pas d'mots pour raconter ça". Si les mots sont impuissants, il y a de fortes chances pour que les images le soient encore bien davantage. Lucas Belvaux s'y attelle pourtant, évitant pas mal de chausse-trapes sans parvenir à convaincre totalement. Voyons pourquoi.

Des hommes est d'abord l'adaptation du roman éponyme de Laurent Mauvignier. Le cinéaste en restitue les monologues intérieurs et la construction en flashbacks. Le procédé de la voix off étant délicat à manier, Belvaux l'a bien pensé : l'entrelacs des voix de Bernard vieux et Bernard jeune, de Rabut vieux et de Rabut jeune, de Solange qui relit les lettres de Bernard, permet d'installer une musique subtile. Les allers-retours entre présent et passé sont assez fluides. Quant au texte, s'il passe bien le plus souvent, il est par moments un peu trop emphatique, comme ce passage usant d'anaphores ("je n'irai pas...", "je n'irai pas...") ou certaines phrases un peu trop littéraires pour le medium cinéma qui font un peu tiquer.

Comme l’explique son réalisateur, Des hommes n'est pas un film sur la guerre d'Algérie : le sujet est bien le traumatisme engendré chez les soldats par cette opération spéciale, comme dit aujourd'hui Poutine à propos de l'Ukraine (les euphémismes du pouvoir se recyclent très bien). Il était donc logique de partager le film entre passé et présent. Non content de cette dialectique, le film en ajoute une autre : la petite histoire, celle du mal-aimé Bernard, et la grande, celle de la guerre. Certes, cette mise en regard est à imputer au roman, mais ce dernier avait pour lui l'espace bien plus vaste qu'offre la littérature. Dans le film, la "petite histoire" est un peu sous exploitée.

Le cinéaste belge charge encore un peu la barque en introduisant dans la problématique la question religieuse : Bernard est en effet une grenouille de bénitier, sous l'emprise d'un curé de campagne comme savait en produire l'époque. Résultat il accabla d'un "salope" sa soeur fille-mère sur son lit de mort. De quoi être torturé toute sa vie par les remords. De cette faute et du vol de sa mère sitôt morte, Bernard se trouvera rejeté, condamné à passer ses soirées seul, tel un ermite, devant un feu de bois qui lui valut son surnom.

Ce rejet, qu'on constate en ouverture lors du banquet d'anniversaire de sa soeur Solange, est une métaphore de la guerre d'Algérie pour notre pays. Celle qu'on ne veut pas voir, qu'on refoule dans les marges. La bienpensance vomit le racisme, très bien, encore faudrait-il regarder ce qu'ont vécu les pauvres bougres envoyés là-bas. Dans l’incipit du film, Bernard se contemple dans un miroir. A cette scène répondra le visage du jeune soldat dans une chambre d’hôtel à Alger, diffracté par un miroir brisé. C’est l’image de soi de l’appelé du contingent qui s’est brisée dans les Aurès.

A la lueur des flammes, Bernard se rappelle le racisme anti "bicots" de sa jeunesse, "alors qu'on en avait jamais vu". L'ignorance crée le racisme mais l'expérience guerrière aussi : comment en vouloir à un type qui a vu ses copains égorgés de garder une dent contre les crouilles ? Exactement comme la Seconde Guerre Mondiale engendra une haine du boche. Mais comme tout cela n'a pas été dit, le racisme de Feu-de-bois est incompréhensible donc insupportable aux yeux de tous. On peut aussi s'en féliciter : le film n’est pas qu’à charge sur la France d’aujourd'hui. Si le pays a su refermer ses plaies, il a toutefois abandonné à leurs terribles souvenirs les protagonistes du drame : soldats français, harkis et pieds noirs. Des images d’archives le rappellent.

Dans sa description de la guerre, Belvaux a cherché une position équilibrée - on n'en attendait pas moins d'un cinéaste subtil tel que lui. Il montre donc aussi bien les exactions des Fellagas - le médecin sauvagement charcuté ou le camp exterminé au couteau-, que celles de l'armée française - un gamin froidement abattu au moment où il voulait empêcher sa soeur de se faire violer ou les villages incendiés en représailles. Bon équilibre aussi entre ce qui est montré et ce qui ne l'est pas : le plus traumatisant restera hors champ, on ne le lira que sur le visage de Bernard.

Belvaux montre enfin ce qui est très souvent rapporté par les soldats : la guerre c'est surtout une attente à ne rien faire, avec la peur au ventre car à tout moment peut surgir l'horreur. Il n'élude pas les sujets annexes : l'antagonisme entre Kabyles et Arabes, le réconfort dans les bras des putes, les bagarres entre soldats, le racisme qui s'installe peu à peu, la vengeance qui prend le pas sur la mission militaire. Si l'un des Français est tué, il faut tuer "10 bicots... voire 100". On retrouve la dissymétrie à l'oeuvre en Israël : il faut au moins 10 Palestiniens tués pour 1 Israélien (on est plutôt à 30 ou 40 pour 1 à présent). Une équivalence mathématique qui fait froid dans le dos et qui raconte très bien le sentiment de supériorité du Blanc.

Pourtant, Feu-de-bois finira par l'admettre : "si j'étais né là-bas, j'aurais été Fella". Jeune, il refusait l'argumentation du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes brandi par son camarade croyant comme lui, version douce. Mais le temps a fait son oeuvre. S’il n’a pas offert à Bernard la résilience libératrice, il a au moins enfoncé un coin dans ses certitudes de jeunesse.

A travers son film, Belvaux a clairement cherché à nous rendre plus sympathique le vilain raciste rejeté de tous incarné par Depardieu. Casting adapté : pour "Gérard" ce n'était quasiment pas un rôle de composition. Depardieu n'est-il pas le salaud outrancier qui fait la nique à la bienpensance ? Celui qui s'impose par son charisme mais est aussi devenu insupportable ? Depardieu a juste à être (ça tombe bien, on sait qu'il refuse d'apprendre ses textes à présent) et ça fonctionne à plein. Catherine Frot et Jean-Pierre Darroussin sont plus anecdotiques. Incarnant les cousins jeunes, Yoann Zimmer et Édouard Sulpice (ce dernier découvert dans le savoureux A l'abordage de Guillaume Brac) sont, eux, tout à fait convaincants.

Alors que Rabut, le lettré surnommé bachelier, l’artiste qui dispose du médium photographique pour transcender ses souffrances, est parvenu tant bien que mal à surmonter son traumatisme, Feu-de-bois est resté bloqué dans tout ce qui le ronge : son enfance difficile, l'humiliation de n'avoir pas été adoubé par le riche père de celle qu'il aimait, ce qu'il vécut de terrible là-bas. Et notamment cette bagarre avec son cousin, qui causa la mort atroce d'une grande partie de ses camarades. Alors que les gendarmes fondent vers son domicile au petit matin, Rabut reste à distance : il ne veut plus avoir affaire à ce damné. Feu-de-bois symbolise un passé mortifère. Dans sa voiture, Rabut espère qu'il cessera enfin de l'empêcher de dormir. Rien n'est moins sûr.

Jduvi
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le 15 juin 2024

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le 15 juin 2024

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