"Rien de politique", lance ce couple dans un couloir de train au policier italien contrôlant les passeports. (Pourquoi italien alors que la destination est Avignon ? Mystère.) Celui-ci s'étonne, en effet, qu'un Israélien et une Palestinienne voyagent de conserve. Mais la femme et l'homme s'affirment plutôt comme "citoyens du monde", pour utiliser un cliché contemporain : ils multiplient les nationalités, sans que cela les engage à parler la langue du passeport qu'ils exhibent - à l'instar du film lui-même, coproduction de pas moins de quatre pays. Ils feront plus que converser : quelques minutes après s'être rencontrés (ah ! la cigarette pour créer des liens ! comment ferait-on sans elle ?), les voilà qui s'embrassent à pleine bouche. Un truc qui n'existe qu'au cinéma, mais cette ouverture pose joliment la question du désengagement dans ce qu'il a de positif : ni l'homme ni la femme ne se laissent enfermer par la haine qu'ils sont censés se vouer, opposant à la raideur du policier une ostensible ironie. Générique de début.
En France, deux désinvoltes
A Avignon, Uli doit franchir une barrière pour gagner la ville (Pourquoi ? Mystère). Il rejoint la demeure bourgeoise familiale. On apprend alors la raison de sa venue : son père vient de mourir. On met un certain temps à comprendre que la femme qui l'accueille avec enthousiasme et sensualité est sa demi-soeur. L'ambiance est étrange : Ana n'éprouve aucune tristesse devant la dépouille du patriarche, elle annonce avoir pris la décision de quitter son mari, veut trafiquer un testament pour être... dépossédée de l'héritage. Surtout, elle a vis-à-vis de son demi-frère une attitude plus qu'ambiguë. Après que celui-ci a choisi de dormir en compagnie de SDF (pourquoi ? mystère), le voilà le lendemain vêtu d'un élégant costard sorti d'on ne sait où (tiré de son sac à dos ?) pour assister à l'interview d'Ana par un pigiste de la presse locale. Un peu plus tard, elle aguiche franchement Uli en ouvrant et refermant son peignoir.
Amos Gitaï a voulu nous présenter deux êtres désengagés. Ana est d'une légèreté insolente, s'exhibant en petite tenue, affrontant l'aréopage venu présenter ses condoléances avec un sourire narquois, signant tout ce qu'on lui présente sans le lire. Son côté fofolle s'oppose au calme d'une cantatrice incongrue (Barbara Hendricks), payée sans doute pour chanter sur la dépouille du défunt, puisque celui-ci semble avoir organisé ses obsèques dans les moindres détails. Uli est désengagé d'une autre façon, il se fiche un peu de tout, se tient constamment en retrait. D'ailleurs, il refuse de parler français.
Jusqu'à l'entrevue chez la notaire, incarnée par Jeanne Moreau. Celle-ci exhibe un testament léguant les biens du défunt à Dana, sa petite-fille, née dans un kibboutz d'une Ana très jeune, abandonnée par celle-ci en Israël. La notaire lui révèle que son père rendait régulièrement visite à Dana. Ana fond en larmes : la cuirasse s'est fissurée. Libérée de son père comme de son mari, Ana décide de suivre son demi-frère qui retourne en Israël pour participer à l'évacuation de la bande de Gaza décidée par Ariel Sharon. Une coupe de cheveux sauvage et hop, on lève le camp.
Voilà pour la partie française. On a bien compris qu'avec ce portrait de ses deux désinvoltes, Gitaï cherche à ménager l'effet de contraste avec sa deuxième partie. Il en fait toutefois un peu trop, cette partie est longue comme un jour sans pain et Juliette Binoche cabotine allègrement. On ne peut toutefois le nier, le contraste est saisissant.
Israël ou l'implication
Dès que les deux posent les pieds sur la terre sioniste, le ton change. L'accueil énervé d'un policier-militaire tranche avec la nonchalance avignonnaise. Le réussi Synonymes de Nadav Lapid mettra également en scène cette différence d'état d'esprit et d'énergie entre France et Israël. Dans le contexte de cette opération d'évacuation, tout le monde est à cran et Ana ne peut accompagner aussi simplement que prévu son demi-frère dans la Volvo familiale, d'immatriculation française. Uli a de nombreux amis sur place, il enverra l'un d'eux chercher une Ana restée, désemparée, à quai. L'homme est d'un grand calme, on appréciera la tranquille obstination avec laquelle il répète aux militaire du check point qu'elle "doit absolument passer pour retrouver sa fille". Il confie à l'un des colons qui "ne peut rien lui refuser" le soin de la guider jusqu'à Dana.
Sur cette terre qu'elle n'a pas foulée depuis vingt ans, Ana ne maîtrise aucun code. Elle ne parle pas l'hébreu, comme elle le révèlera honteuse à sa fille - ni d'ailleurs l'arabe : une scène troublante nous le montrera à la fin, où un homme l'invective en invoquant des arguments religieux comme le ferait un colon... jusqu'à ce qu'on découvre qu'il s'agissait d'un Arabe croyant avoir affaire à une Israélienne ! Par ailleurs, la religiosité qui imprègne les êtres est à des années lumière de l'agnosticisme distancié dominant en France. Ana suit le groupe mais se tient en retrait d'une danse en plein désert accompagnée de chants religieux.
C'est la rencontre avec Dana qui va la changer en profondeur. Pour l'exprimer, Amos Gitaï nous montrera Ana émergeant d'un blanc surexposé pour rejoindre l'un des bâtiments du camp où l'on chante. Avant cela, la scène de retrouvailles se révélera l'une des belles choses du film. Les doigts pleins de peinture, Dana ne sait comment approcher sa mère : on ne saurait mieux exprimer la gaucherie, la maladresse inhérente à ce type de retrouvailles. Toutes deux finissent par s'étreindre, dans une scène silencieuse qu'Amos Gitaï étire avec justesse démesurément. Lui répondra, pour finir, le cri de douleur d'Ana dans les bras d'Uli, après qu'elle a vu partir, impuissante, sa fille dans un minibus. Beaucoup moins bien car d'un pathos outrancier. Pour l'heure, dans la serre où elle cultive ses plantes avec amour, Dana apprend qu'elle a reçu un héritage, ce dont elle ne sait que faire, sa vie au kibboutz la comblant de bonheur. Mais en arrière plan, on voit la police s'agiter. L'évacuation a commencé.
Uli fait partie des officiers qui l'encadrent. Oui, là où, précisément se trouve Dana - la coïncidence est un peu grosse, mais bon. Pendant qu'Ana s'engage pour sa fille, son demi-frère s'engage pour son pays, il fait "le sale boulot". On découvre un tout autre Uli : exaspéré lorsqu'un "idiot" emboutit sa Volvo, autoritaire, tranchant. Mais, pendant l'opération, on le verra en pleine possession de ses moyens, d'un sang froid impeccable, gérer les troupes.
La tâche n'est pas aisée, car bien sûr les colons ne se laissent pas faire, culpabilisant de surcroît les troupes qui les forcent à partir, arguments théologiques à l'appui. L'hystérie désengagée d'Ana de la première partie s'est transformée en une hystérie engagée collective. Les scènes de cohue sont réussies, en particulier la dernière, dans le temple où la foule continue à psalmodier ses chants alors que les forces de l'ordre la contraignent et l'empoignent. La troupe s'était entraînée, on avait pu suivre l'opération dans une scène joliment répétitive, avec des cavaliers qui fendent la barrière d'hommes en noir et de boucliers. Puis les instructions données à la troupe : ne pas parler à la presse internationale, ne pas user de violence, se montrer délicat... Tu parles ! Le spectateur aura tout lieu d'apprécier la caractère utopique de ces recommandations, quand déjà le rabbin, d'entrée de jeu, refuse d'ouvrir la porte. Dans son aspect documentaire, le film convainc totalement.
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Que penser de cette opération d'évacuation ? En voyant les grues détruire les habitations et tous ses gens déchirés intérieurement, en contemplant Dana contrainte de quitter brusquement ce qui fait sa belle vie, le spectateur risque de désapprouver Sharon. Pas sûr que le point de vue arabe, concentré en un simple laïus un peu allumé, suffise à équilibrer le message. On ne saurait toutefois le reprocher à Amos Gitaï, qui est parfaitement en droit de défendre le point de vue des colons. Mais il me semble que le cinéaste a surtout voulu incarner dans deux êtres la question de l'engagement et du désengagement. Il y parvient mieux dans sa deuxième partie que dans la première. Un beau projet, en partie inabouti.