Désirs humains
6.6
Désirs humains

Film de Fritz Lang (1954)

"Les voies ferroviaires sont impénétrables". Ainsi pourrait-on résumer l’œuvre de Zola. La nouvelle adaptation de Lang pâti malheureusement d'un manque de profondeur et de noirceur qui faisait du roman phare des Rougon-Macquart un sommet de la tragédie humaine, au même titre par exemple que le MacBeth de Shakespeare, le naturalisme en plus. Casser la prison de rouilles et de fer de notre héros pour une prison à ciel ouvert en transposant l'action des gares humides et crasseuses de Paris et du Havre à celles poussiéreuses et perdues dans l'immensité des Grandes Plaines du Midwest était pourtant une belle idée. Tout comme s'enticher, en plus de Jeff Warren (le Jacques Lantier du roman), d'Ellen et Vicky, les deux personnages féminins qui feront et déferont le cœur du jeune vétéran de Corée.

Il y a une âpreté dans le livre qui ne figure ni dans le film de Lang, ni dans celui de Renoir, sorti seize ans auparavant. Si tout deux inspirèrent également la Nouvelle Vague, leur approche du roman est revanche différente : là où l'expatrié français jouait la carte du réalisme social et surtout de la sensualité et du fatalisme amoureux du couple Simon-Gabin, l'expatrié allemand préfère jouer la carte austère de la psyché des personnages et montrer par quelles ficelles leurs actions sont guidées. Et en cela la radicalité sèche et abrupt de Lang sied mieux à l’œuvre de Zola que le romantisme de Renoir. Et ainsi, on peut comme moi préférer la version de 1954 à celle de 1938, et la vague nitescence sélène d'une nuit blême perdue dans l'immensité États-Unis à celle brumeuse, bouchée et tourmentée d'une gare du Nord de la France.

Il y a dans la Bête Humaine, la quintessence du cinéma de Lang et presque toute ses préoccupations. L'hérédité du mal était au cœur du roman de Zola. En faisant de son héros un homme solitaire rentrant chez lui après trois ans guerre en Corée, Lang élude ce thème d'un point de la filiation parental (qu'il avait déjà fortement travaillé dans Secret Beyond the Door en 1947) et se concentre plutôt sur le versant social de cette hérédité. Ici ce ne sont pas les parents qui sous-tendent les comportement de leur enfant mais leurs contemporains. L'atavisme procède ici des femmes et des hommes qu'ils côtoient quotidiennement et qu'ils corrompent chaque jour un peu plus en même temps qu'ils sont corrompus à leur tour. Car chez Lang c'est le petit mal qui dort en chacun de nous qui fait écho avec celui des autres et entraine tout le monde dans une désescalade vers l’Hadès. Il ne faudra par exemple pas longtemps à Vicky pour forcer Jeff au meurtre et pas longtemps à Jeff pour l'envisager. Mais le mal qui dort use parfois de ficelles trop évidentes et il arrive qu'il perde son emprise sur celui qui les voit. Et c'est ainsi que Jeff recouvre son libre arbitre.

Lang réunit le même couple que celui de son précédent film, The Big Heat, et donne encore à la décidément très talentueuse Gloria Grahame, un nouveau rôle de femme ange ou démon. C'est dans son personnage que s'incarne la schizophrénie de Lang. Selon les personnes qu'elle a déjà vues, les regards qu'elle a déjà croisés, les coups qu'elle a déjà reçus, son reflet passe instantanément de la femme aimante et passionnée à celle de la perverse manipulatrice. Si Lang avait usé du maquillage pour montrer la dichotomie de son personnage féminin dans The Big Heat (lequel arborait une moitié de visage brûlé et défiguré et une autre intacte et angélique), le talent de Grahame suffit cette fois amplement à servir son propos. Le double c'est moi est sa devise. A ses côtés, la plantureuse Kathleen Case est un régal pour les yeux et Glenn Ford est encore une fois superbe de sobriété et de nuance, et épouse parfaitement la mise en scène calculée et effacée de son réalisateur.
blig
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le 23 déc. 2014

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