« C’est peut-être une question d’éducation à l’image et de capacité à lire un film, à identifier un point de vue : ce qui est signifié dans le film passe moins par le discours que par la mise en scène. Si l’on n’est pas familier avec le langage cinématographique, l’interprétation perd de sa nuance et peut être très réductrice et unidimensionnelle. Dans la presse, on a souvent simplifié la matière du film, les gens ont envie de n’y voir que du noir ou du blanc, du bien ou du mal. Or la réalité est extrêmement complexe. » (1)
The lady in the bomb suit
Exister dans le (cyber)monde médiatique de nos jours, c’est parfois faire preuve de nuances, mais bien plus souvent encore, force est de le constater, d’outrance. Comme un chien marque son territoire en pissant un peu partout, l’usage le plus répandu veut ainsi que l’on quadrille son territoire virtuel à répétition, et que l’on recouvre de ses propres traces celles laissées par les autres, sans quoi le fil d’actualité aurait tôt fait de nous oublier, et bye bye le quart d’heure de gloire quotidien. Le système des réseaux sociaux, sur le modèle démocratisé du « priorité au direct » des mass media du XXe siècle, est pensé de la sorte : il faut sans cesse nourrir la bête, et la bête nourrit notre ego en retour. La pression sociale et le constant souci de réaffirmer son identité faisant le reste, c’est alors bientôt le contenu de nos posts, tweets, articles et autres formes d’échanges express et plus ou moins intellectuels qui, régulièrement, enfle sur pas grand-chose et laisse de côté ce qui ne rentre pas si aisément dans telle ou telle case prédéfinie. Parce qu’on fait le buzz ou pas, que l’on soit cinéphile, journaliste, djihadiste, victime de harcèlement ou bien encore président de la première puissance mondiale.
Dans ce cadre, Detroit, troisième collaboration entre la cinéaste Kathryn Bigelow et le journaliste d’investigation, producteur et scénariste Mark Boal, fait un peu figure d’anomalie… mais constitue aussi et en même temps, de manière paradoxale, un exemple assez typique. Explications : une anomalie, Detroit l’est dans la mesure où, en lui-même, pris hors de tout contexte, il parait continuellement s’efforcer de ne pas tomber dans le piège du prêt-à-penser. Ou alors vraiment très ponctuellement, comme dans cette scène (le sauvetage final du personnage principal par un policier plus qu’irréprochable) où ses deux auteurs semblent, un peu maladroitement, tenter de se couvrir vis-à-vis de ceux qui pourraient les accuser d’être trop unilatéraux à l’endroit des forces de police américaines. Et un exemple typique, le film l’est parce que, dans sa réception critique et publique cette fois (l’une très polarisée, l’autre bien molle pour ne pas dire amorphe), il semble mettre en lumière toute la difficulté qu’il y a aujourd’hui à faire émerger sur la scène médiatique une pensée un tant soit peu complexe et sans sous-titres. Et ce d’autant plus lorsqu’on prend pour sujet un phénomène qui, en plus d’être de la vraie dynamite, est lui aussi d’une très grande complexité, genre multicouche de pourquoi et de comment ayant sédimenté des siècles durant.
Ce phénomène, en l’occurrence, c’est le racisme structurel qui n’a de cesse de fissurer l’unité de la nation américaine, bien aidé en cela par ces éléments connexes que sont le communautarisme, les inégalités socio-économiques et la violence : toutes trois endémiques et travaillant de concert à creuser les lignes de fracture aux États-Unis. La pensée complexe, quant à elle, c’est celle que, avec patience et méthode, accumulant comportements exemplaires et faits bruts valant tous les discours, la réalisatrice et son scénariste nous amènent à construire par nous-même, l’esprit libre de quasi tout didactisme. Mais, problème, cette méthode, hybride de fiction et de documentaire faisant toute confiance à l’intelligence émotionnelle du spectateur, n’est pas des plus coutumières. Pire, en faisant appel à nos sensations les plus viscérales autant qu’à nos méninges, elle commet ce que certains qualifient de « moral failure ». Cette faute qui consisterait à faire du cinéma de mise en scène et d’empathie - autrement dit à user d’outils plus communément associés à l’entertainment - là où « on ne [le] peut pas ». Quant à savoir pourquoi on pourrait faire de la mise en scène (et non forcément de l’entertainment !) avec certains sujets et d’autres pas, la question demeure… purement idéologique. Soit encore une façon d’affirmer son identité (ainsi qu’une bien restrictive conception du cinéma, pour rester poli) plutôt que de se demander comment le film fonctionne.
400 years, and it’s the same…
Or, en quoi consiste la méthode Boal-Bigelow, au juste ? Sur le papier d’abord, et après l’avoir, non sans pédagogie, replacé dans son contexte historique, il s’agit de présenter une situation A, puis de zoomer sur une série événements s’enchaînant selon les lois du déterminisme social le plus fatal pour en arriver à une situation B. Laquelle ne diffère in fine de la première que dans la lettre - déjà tout un discours. Du prologue où l’on nous annonce que « les choses allaient devoir changer » à la dernière scène du métrage, rien n’aura ainsi évolué (le « système », par son inertie, absorbant tout), ou alors en pire : le personnage principal faisant finalement le choix de creuser encore d’avantage le fossé racial en réservant aux seuls « siens » une voix pourtant si utile à transcender les différences. Ensuite, dans la pratique, il s’agit pour Kathryn Bigelow, son chef op’ Barry Ackroyd et ses monteurs William Goldenberg et Harry Yoon, de concevoir un projet de mise en scène qui, non content de raconter cette histoire de la façon la plus claire, factuelle et incarnée qui soit, le fait, 1) en ouvrant discrètement mais très pertinemment la porte à tout un tas de réflexions potentiellement passionnantes pour qui veut les explorer, et 2) en nous impliquant émotionnellement au plus près de chacun des acteurs du drame. Choix qui, lui aussi, fait bien évidemment grincer des dents, parce que perçu comme, au mieux, de la manipulation, au pire, du sadisme gratuit.
En matière d’invitation à la réflexion, pour commencer, que l’on prenne pour premier exemple cette saynète où, dans un décor de véritable État failli, la garde nationale - donc des militaires - dépêchée sur le terrain des affrontements, prend une fillette derrière une fenêtre pour un tireur embusqué et réplique à sa menace toute virtuelle avec toute sa force de frappe, elle bien réelle. KABOOOOOOM !! À ce moment-là, pour qui connait le cinéma de Kathryn Bigelow et/ou s’est un tant soit peu intéressé aux conflits dans lesquels Uncle Sam s’est enlisé ces dernières années, le lien se fait en un clin d’œil avec The Hurt Locker et la Guerre en Irak. De sorte que l’on en vient quasi instantanément à se faire la remarque suivante : à bien y regarder, ici au pays en 1967 comme là-bas à l’étranger dans les années 2000, ne serait-on pas pareillement plongé en plein conflit dit « asymétrique », où méconnaissance de l’insurgé coïncidant plus ou moins avec le reste de la population civile et réponses d’une violence disproportionnée à ses attaques réelles ou supposées entretiennent toujours ce même rapport de cause à effet dévastateur ? Ou comment lutter contre une guêpe avec un lance-roquette… et se mettre à dos toutes la ruche, furax d’avoir été prise pour une piñata ! Dans le genre idée de génie, on a connu mieux. Mais le fait que c’est un peu l’éternelle histoire des empires que de ne pas savoir comment répondre à leurs plus revendicatifs laissés pour compte…
Deuxième exemple : l’effet d’écho et de dialogue que le film crée entre deux scènes particulières. Dans la première, les victimes de la bavure de l’Algiers Motel sont soumises par les trois policiers qui les y séquestrent à un singulier type d’interrogatoire nommé le « jeu de la mort ». Son principe : séparer l’un des membres du groupe et simuler son exécution afin de faire passer les autres aux aveux. Dans la seconde scène, ce sont cette fois ces même policiers, et notamment leur leader, à qui l’ont fait subir un semblable mode d’interrogatoire. Alors certes, sans simulation d’exécution cette fois-ci, mais le fait est que, chacun à leur tour, les trois personnages sont de la même façon tenus à l’écart de ce que leur réserve le destin. Ce faisant, sans pour autant chercher à déresponsabiliser qui que ce soit - bien au contraire même -, le film nous amène à penser que le premier mode d’interrogatoire n’est en fait qu’une excroissance monstrueuse du second, un dérapage que le système tolère (et donc, quelque part, encourage) tant qu’il ne fait pas trop de bruit. Et que si les trois incriminés sont évidemment condamnables, chacun pour une ou plusieurs raisons (idéologie, sadisme, lâcheté, bêtise, etc.), la racine du mal est plus insidieuse, parce que systémique, institutionnelle, collective. Constat que toutes les autres scènes de témoignage/interrogatoire de Detroit confirment : avoir la peau noire étant à chaque fois la garantie de subir l’injustice, et ce qu’importe son attitude, de l’insoumission la plus radicale à l’oncle-tomisme le plus pragmatique.
Troisième et dernier exemple, enfin : la façon dont les policiers réagissent à la présence de deux jeunes (et libres !) femmes blanches parmi le groupe d’Afro-américains du Motel. Cette réaction, quelle est-t-elle ? C’est d’abord un regard horrifié à la vue de deux corps de différentes couleurs cohabitant dans une même chambre - Kathryn Bigelow pariant là sur l’image fantasmée que chacun lira dans les yeux du flic découvrant la scène. C’est ensuite, un peu plus tard, le commentaire de ce dernier : « on n’est pas assez bien pour vous, c’est ça ? ». Et pour finir, c’est cette robe déchirée : geste confus mais ô combien parlant d’un point de vue psychologique voire, pour les freudiens, psychanalytique. À ce moment-là, en effet, le film met le doigt sur l’un des principaux nœuds du racisme aux États-Unis. À savoir celui où il croise les idéologies puritaine et suprémaciste dans cette peur latente mais ô combien viscérale de ne serait-ce qu’envisager la possibilité d’une relation interraciale. Et plus précisément celle qui mettrait hors-jeu le « mâle » blanc, et avec lui son système patriarcal où la Femme, tout comme le Noir (objet de fantasme et force de travail réduite à l’impuissance), se doit de rester conforme à l’image que l’on projette sur elle (objet de désir et moyen de perpétuer la domination du « Même »). Bref, on parle là d’un vieux schéma de pensée en bonne partie inconscient mais qui, d’une certaine façon, semble dire le film, serait toujours aussi déterminant en 1967 (et par extension aujourd’hui) qu’à l’époque où D. W. Griffith s’en faisait le chantre dans The Birth of a Nation…
Dans l’œil du kamikaze, et au-delà
Et pour que ces idées (et bien d’autres parmi celles que sème le film à l’état de graine dans notre esprit) ne restent pas lettres mortes, l’auteur de Point Break et ses expérimentés collaborateurs de mettre tout leur savoir-faire au service d’un mode de filmage et de découpage aussi maniéré dans ses effets de réel que, de façon a priori contradictoire, transparent dans sa capacité à coller au moindre relief constituant la trame sensorielle des événements reconstitués. C’est que, fidèle à sa technique des multiples caméras couvrant chaque scène sous trois ou quatre angles différents, Barry Ackroyd et ses petites mains opèrent ici autour de chaque personnage comme s’il s’agissait d’en faire la plus précise radiographie : à chaque action, sa réaction à ausculter, à chaque geste ou trait de personnalité soudainement saillant, son champ des possibles et autres délires à suggérer. Et toujours cette tension, presque palpable, dont le montage cut mais ultra lisible - une rareté ! - épouse et transmet les hauts et les bas façon roller coaster. Résultat : une mise en sons et images dont le style apparemment documentaire et véritablement sans gras ni la plus petite faute de goût trouve la parfaite distance avec ce qu’elle raconte : ni trop près ou gore (risque de complaisance gibsonnienne), ni trop propre ou éloigné (histoire de nous impliquer corps et âme et de témoigner sans la moindre hypocrisie d’une violence « vraie »). Aussi l’immersion, dans ces conditions, est-elle forcément totale, mais sans pour autant que la chose se résume à seulement (même si brillamment) jouer au Docteur Maboul avec nos nerfs et nos tripes. Non.
Car au-delà des idées (qui, avec le recul, constituent une analyse au scalpel du racisme dans ses multiples dimensions : socio-économique, politique, psychologique, etc.) ou des effets (shaky cam, esthétique gritty, inserts d’images d’archives, recadrages et autres zooms), ce qui reste en mémoire, c’est ce sentiment d’avoir, le temps d’un film, partagé la condition des protagonistes (et antagonistes !) du drame à un niveau presque impudique. Ou en tout cas rarement confortable puisque nous amenant, à l’instar de la scène de torture de Zero Dark Thirty ou de celles de viols de Strange Days, à s’identifier aux tortionnaires presqu’autant qu’aux martyrs. La caméra faisant ici office de témoin (hyper-)impliqué auprès de toutes les parties, pas de juge ! Et pour cause : parce qu’elle est issue du monde de l’art conceptuel new-yorkais des 70’s et a pour principales matrices de son cinéma The Wild Bunch de Sam Peckinpah et The Terminator de James Cameron, Kathryn Bigelow n’a jamais été de ces cinéastes qui, aménageant les faits à la convenance d’un discours préétabli, se posent en moralisateurs. À cette logique discursive héritée de la littérature, elle aura en effet toujours préféré, en artiste avant tout visuelle, la voie de l’expérience esthétique la plus pure. La singularité de son regard se construisant de la sorte, non pas en commentant directement ce qu’elle filme, mais au contraire, un peu comme Clint Eastwood, en se vidant de quasi tout jugement a priori, de quoi laisser le spectateur tirer ses propres conclusions. Soit une logique cette fois inductive, c’est-à-dire partant des faits (situations, actions, rapports de forces) et réactions à ces faits (compassion, révulsion, malaise) pour ensuite et seulement ensuite, avec le concours du spectateur actif, produire du raisonnement (2).
En somme, si comme le film le montre, le racisme est une construction du regard (aussi illusoire que l’idée de l’égalité des chances dans le pays de tous les possibles), celui de Kathryn Bigelow, lui, est assez irréprochable. Les évènements décrits, authentiques ou non, étant à chaque fois suffisamment éloquents en eux-mêmes et/ou finement écrits pour qu’il ne soit besoin de surenchérir dans leur mise en scène. Une mise en scène et un mode d’écriture qui, aussi engagés et éprouvants soient-ils par leur caractère immersif, témoignent dès lors d’une honnêteté intellectuelle rare. Et peut-être même un peu trop lorsque, à une ou deux reprises, anticipant le feu croisé des bien-pensants et scandalisés de tous bords, Detroit fleurte avec la démagogie (cf. la scène de la morgue). Enfin tout ça pour dire qu’il n’y a pas ici de manipulation - à peine quelques maladresses. Et que représenter de « vrais » salauds dans un docu-drama, aussi composites et non strictement fidèles à leurs modèles soient-ils, n’est ni commettre une faute morale, ni faire preuve de manichéisme ou encore de sadisme gratuit, mais seulement traiter son audience en adulte. Un adulte capable d’appréhender tel individu ou phénomène sans qu’on lui tienne la main ou mette les points sur tous les i. Un adulte, aussi, capable de voir qu’à partir de là, ne reste plus qu’une histoire d’autant plus édifiante que, inventée de toute pièce, avec son Motel métaphore de l’Amérique et cette recherche obsessionnelle d’une origine à sa violence (cf. ce « where is the gun ?!! » aussi malade que le « where is the girl ?!! » de Dirty Harry, autre matrice), on jurerait y voir une parabole.
Or, n’est-ce pas là la marque d’un réel point de vue que de parvenir, sans jamais forcer notre raison, à faire cracher du sens à ce qui s’y refuse ? De là à dire qu’on a ici à faire à un véritable travail d’auteur s’exerçant envers et contre le constant exercice d’équilibrisme auquel le pousse son époque, il faut franchir le pas ! Car, de fait, s’il est un « sujet » où Kathryn Bigelow a toujours porté son attention, c’est celui des points de friction entre l’individu et le groupe, et au-delà, entre certaines communautés en marge et le reste de la société. The Loveless, Near Dark, Blue Steel, Point Break, The Weight of Water, K-19, etc. : autant de films dépeignant ainsi l’incorporation d’une individualité dans un groupe où intégration rimera avec désintégration, rites sociaux avec recherche de ses plus extrêmes limites, et marques de pouvoir et de virilité avec mise en crise des rapports normés entre sexes. Quant à Strange Days, que dire si ce n’est que tout Detroit semble s’en démarquer pour mieux y revenir. Comme s’il s’agissait, malgré différentes approches (voie du genre populaire et structure cameronienne archétypique pour l’un / récit à l’écriture journalistique et sujet d’actualité pour l’autre), de raconter la même chose. Ou comment, d’un état d’égocentrisme confinant à l’auto-aveuglement, un common man en arrive dans la douleur à une prise de conscience politique. Sa petite bulle de fantasmes éclatant violemment sous la pression d’un réel plein de chaos et d’horreur, parfait cauchemar américain lové dans les replis du rêve.
Et moi de penser, face à une telle démonstration de lucidité, de cohérence et tout simplement cinéma, que malgré un oscar ayant coiffé au poteau son roi du monde d’ex-mari et les polémiques ayant fait la promotion de ses derniers travaux, la grande Kathryn demeure encore à ce jour une cinéaste mésestimée. Enfin, moi j’dis, j’dis rien…
(1) Entretien avec Kathryn Bigelow à propos de Zero Dark Thirty réalisé par Clémentine Gallot, Cahiers du Cinéma, n°686, février 2013
(2) « Mon premier court métrage, The Set-Up, que j’ai tourné à la fin des années 70, réfléchissait déjà à la question de la violence. Pourquoi nous fascine-t-elle tant quand elle est traduite en langage cinématographique ? Pourquoi s’identifie-t-on à ces personnages sur l’écran ? Comment ça marche ? Je crois que cette interrogation traverse tous mes films. […] Ensuite, il faut comprendre que je fais partie de cette famille de cinéastes motivés par l’idée de participer à quelque chose qui les dépasse. » Entretien avec Kathryn Bigelow réalisé par Frédéric Foubert, Première, n°479, septembre - octobre 2017