Après le très bon "Démineurs" (2009) et le chef-d’œuvre "Zero dark thirty" (2012), Kathryn Bigelow continue son exploration de l’histoire américaine et son travail sur ce qui forge sa conscience commune. Et pour cela, dans un film traversé en permanence par une tension extrême (qui restitue celle persistant entre les communautés), la réalisatrice n’épargne rien au spectateur de la violence contenue dans les émeutes et la répression policière. Au point, peut-être, d’en faire trop en faisant durer la séquence centrale de son film. Trois policiers, entrés dans l’Algiers Motel, tiennent en respect, par la force, la menace, l’intimidation, la violence, l’humiliation et la torture (fausses et vraies exécutions, coups répétés, perversité sexuelle, etc.), les occupants du motel (des hommes noirs et deux femmes blanches). Mais ce défaut est mineur face à la puissance politique et sociale du film. Car en choisissant de consacrer la plus grande partie de son film à l’encerclement de l’Algiers Motel et aux agissements des trois policiers à l’intérieur, Bigelow évite à "Détroit" de tourner au documentaire, façon cours d’histoire, et évacue tout didactisme. Ici, pas de discours ou d’explication sur ce qui arrive ou sur le contexte. Au spectateur d’avoir un peu de culture, ou de curiosité pour se renseigner après. Bigelow se contente de parsemer son film de petits éléments renvoyant à la réalité de l’époque.
L’enjeu de "Détroit" ne se situe pas dans le récit des émeutes mais dans leur caractère révélateur de la réalité américaine et de la persistance de cette réalité. Car s’il montre des faits vieux de cinquante ans, le film raisonne et résonne avec l’actualité des Etats-Unis. Plus qu’une dénonciation d’un racisme survivant ou d’un racisme systémique (mot à la mode), "Détroit" montre à quel point, et à tous les niveaux (relégation économique, postes de pouvoir, peur intégrée des noirs chez beaucoup de blancs), les Etats-Unis se sont construits et perdurent sur la violence et sur une conception raciste et inégalitaire de leur société. Après le réussi "Get out" (de Jordan Peele), Bigelow, qui travaille à peu de choses près le même sujet dans "Détroit", adopte elle aussi (en partie) la forme du huis clos. Comme si les deux réalisateurs trouvaient dans cet espace réduit le meilleur moyen de regarder à la loupe leur pays, pour mieux mettre en lumière que la situation des noirs aux Etats-Unis n’est jamais que le fruit d’un rapport de force dont ils sont les perdants depuis des décennies, Barack Obama ayant été, au fond, son meilleur alibi. A ce titre, la séquence d’ouverture, plantant le décor du film, tient aussi lieu de conclusion. Alors qu’un texte nous explique que les émeutes sont l’expression d’une colère pour que les choses changent, il se termine par cette question : « Comment, et quand ? » Toute l’intelligence de Bigelow est de n’avoir pas fait de "Détroit" une histoire révolue ou de l’histoire ancienne et d’avoir utilisé des événements passés comme révélateurs du présent. Aux Etats-Unis, plusieurs universitaires et journalistes ont critiqué le film. Certains ont pointé l’absence totale de conscience politique des noirs dans le film. Comme si c’était la question. Et un journaliste a vertement critiqué le fait que Bigelow, « bourgeoise blanche », s’attaque à un tel sujet. Preuve, s’il en fallait une, que les Etats-Unis ont bel et bien un problème avec la couleur de peau des gens qui les habitent.