LES YEUX D’AUDREY, DONC

… D’abord parce qu’ils sont cachés. Derrière les verres opaques des wayfarers, face à la devanture de Tiffany’s, dans la plongée sur elle depuis l’enseigne, puis dans l’errance à travers la ville au crépuscule, sur fond gris, mais pas uniforme, ni triste, et sur fond de musique infiniment nostalgique. Les yeux sont beaux, mais cachés, et quelque chose s’installe.

Et plus tard, dans une autre très belle scène, Audrey Hepburn portera, quelque part entre humour et inquiétude … le masque.

LE FUME CIGARETTES D’AUDREY

Long de près d’un mètre mais porté avec la plus grande élégance. C’est l’occasion pour Blake Edwards, alors que le scénario lui en offre peu l’occasion, de placer un gag burlesque, au milieu d’une soirée qui ne l’est pas forcément (et qui devrait plutôt évoquer celles de la Dolce Vita). Le chemin du fume cigarettes télescopique croise celui d’un chapeau improbable, bourré de paille. Début d’incendie. Que personne ne voit. Et qui ne sera éteint que par le renversement incident d’un verre de whisky, sans que quiconque y voie … du feu. Mais c’est bien le chapeau qui est vulgaire et laid, pas le fume cigarettes.

LES ROBES D’AUDREY (et de Givenchy)

Dont elle est devenue la muse éternelle (au point de reléguer la grande Edith Head, chef costumière officielle du film, au second rang). La robe fourreau noire et la robe rouge à pois, définitivement cultes et sans prix sont entrées définitivement dans la légende du cinéma. Mais Audrey Hepburn porte aussi bien les pulls informes, les pantalons fripés, les peignoirs à peine noués et les imperméables détrempés.

LES CHAPEAUX D’AUDREY

Incroyables circonférences ou altitudes inédites, tous sont portés avec classe, élégance toujours.

Tout le film, quels que soient ses détours, ses circonvolutions, ses ruptures renvoie à Audrey Hepburn. Elle en est le thème unique. Car il y a quelque chose de confus, de bancal, ou de singulier, comme un hiatus dans Breakfast at Tiffany’s – comme si les univers de Truman Capote, auteur du roman et de Blake Edwards ne se rejoignaient pas.

Capote en fait a écrit une autobiographie, celle d’un enfant sorti du caniveau, devenu un mondain, et destiné (il doit le savoir déjà, de science intime) à retourner au caniveau. Son univers naturel est noir (on pense évidemment à De sang froid), pour le moins doux-amer. Celui de Blake Edwards, certes souple, malléable, est rose comme une panthère (et quelle plus belle référence, somme toute, pour Audrey la femme-chat … ?) ; son monde de référence est celui du burlesque. Et dès les premières séquences, on bascule immédiatement, derrière un Mickey Rooney en Japonais grimaçant ( !) vers le burlesque le plus hollywoodien – cris, chutes à répétitions et outrances grimacières. Personne (peut-être même jusqu’à la fin du film) n’aura ressenti que cet univers-là en vérité, celui de Breakfast at Tiffany’s est au fond des plus glauques – entre elle, née dans le ruisseau, vendue et mariée à 14 ans (certes à un gentil Thénardier), prostituée de grand luxe (mais jamais le mot ne sera prononcé), confondant mari et père, frère et amant, à en affoler Dr Freud, et même lui, si propre sur lui, si pur, mais satisfait somme toute de son quotidien de gigolo.
Capote n’était pas très heureux du film – il aurait voulu voir Marilyn Monroe dans de rôle de Holly, Marilyn rescapée comme lui du ruisseau, poussée dans la lumière et condamnée comme lui à retourner dans le ruisseau. Cela aurait été un tout autre film. Ou rien, plutôt. On ne peut pas imaginer Breakfast at Tiffany’s sans Audrey Hepburn.

Il y a effectivement un énorme hiatus – et les ruptures de ton qui accompagnent celles du récit, entre les temps d’optimisme, de volubilité, de marivaudage (plutôt long d’ailleurs, au début du film), de pure comédie même (les messages relatifs au trafic de drogue, transmis à la façon des messages personnels et codés de la résistance …) et les temps de dépression, sans aucune transition, les crises de nerfs, les repliements sur soi ou sur l’autre, les menaces. La démarcation entre les deux extrêmes, entre le burlesque et la tragédie est pour le moins confuse.

Et le film même finit par trahir le roman de Capote. La fin du roman est évidemment ouverte, mais foncièrement pessimiste. Elle s’en va. Celle du film est hollywoodienne et très consensuelle, et optimiste évidemment. Peut-être. Dans le gris de l’image, mais jamais uniforme, tout en nuances, dans le décor sinistré et dans la musique infiniment nostalgique de Henry Mancini, il subsiste bien plus qu’un doute sur leur avenir improbable.

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En fait, et la critique est en boucle, toutes les contradictions du récit se résolvent en elle. Audrey Hepburn apporte au récit toute son histoire, aristocratique et chamboulée, nourrie de contradictions, bien au-delà d’elle-même – dans son effort pour dépasser, par la logorrhée aussi optimiste que désespérée de Holly, sa propre introversion. Femme-enfant, féline, aussi fragile que forte, totalement immature pour avoir trop vécu, elle fait exploser la mythologie de Capote – entre Madame Bovary, Cosette, Cendrillon en quête d’un prince charmant riche, approximatif, veule, qui toujours finira par l’abandonner. Elle porte toutes ces contradictions et bien au-delà. Et lorsqu’elle entraîne son ami ultime dans un vol (au double sens du terme …) au sein d’une petite boutique (après avoir goûté, sans rien acheter évidemment, aux munificences de Tiffany’s), leur rapine, au rythme de la musique de Mancini (qui cette fois évoque … la panthère rose à venir) finit par se porter sur … un masque.

Tous les comédiens, tous à leur place, ne sont là, malgré eux, malgré Blake Edwards et malgré elle sans doute que pour orienter notre regard vers elle : Mickey Rooney en photographe chinois, José Luis de Vilallonga en bellâtre assez lâche, Martin Balsam en jet setteur maquereau et tireur de ficelles, Stanley Adams (en clone de Capote ?), Patricia Neal en mécène et amante évidemment évincée – et surtout George Peppard, dans le rôle très porteur (et sous des angles très divers, de Shining à la Grande Bellezza) de l’écrivain en mal d’écriture, Georges Peppard certes lisse et propre sur lui, mais excellent quoi qu’on en dise en ce sens que son propre regard oriente toujours le spectateur vers elle.

En fait elle n'a qu’un seul vrai rival (et le terme ne convient pas), un seul personnage qui peut à tout coup plonger son regard de chat dans son regard de biche – c’est le chat, qui promène sa morgue paisible au-dessus du monde qui l’entoure, le seul dont elle partage, selon ses propres mots, la façon de (ne pas) être au monde, « comme un SDF » - "Nous sommes des anonymes, des oubliés et nous ne nous appartenons même pas l'un l'autre".. Et l’éviction, provisoire (spoil) du chat est peut-être le moment où le spectateur est le plus submergé par l’émotion. Et je ne peux pas m’empêcher de penser que les frères Coen, dans leur dernier opus, rendent un très bel hommage au chat de Tiffany’s.

Au fait - le masque porté par Audrey lors du vol est évidemment celui d’un chat.

Au reste, quel plus beau nom pourrait-on donner à un chat que celui de « Chat » ?
pphf

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