Sur un coup de tête, elle s’est jetée à l’eau, comme ça, toute habillée. Elle s’est dit qu’elle aussi, après tout, pouvait récupérer cette foutue croix en bois et avoir droit à la prospérité et au bonheur, assurés à celui qui parvient à attraper cette croix jetée dans la rivière par le prêtre de cette petite ville de Macédoine du Nord. Seulement voilà, il n’y a que les hommes qui peuvent participer à ce rituel annuel (très populaire en Europe de l’Est), à pouvoir plonger dans la rivière pour récupérer cette croix, et ces hommes-là sont furieux quand Petrunya, une femme, la récupère à leur place et sous leur nez. Et pour Petrunya, qui refuse de redonner cette foutue croix, les ennuis vont commencer.
L’événement déclencheur de l’histoire, édifiante, pourrait avoir quelque chose de forcé, quelque chose de trop flagrant dans sa charge contre un patriarcat sociétal et religieux confortant la domination masculine, à tous les niveaux, sauf que le fait est réel, survenu en 2014 à Stip, et que l’on a traité cette femme de folle, de perturbatrice (elle est partie depuis vivre à Londres). Teona Strugar Mitevska, si elle dénonce évidemment cet environnement traditionnaliste et misogyne (voir l’entretien d’embauche de Petrunya face à un odieux chefaillon) laissant peu de place à l’émancipation féminine, choisit surtout de s’intéresser, via deux autres personnages que sont une journaliste et un jeune policier, à comment amender ces pratiques pour permettre enfin un esprit d’égalité.
Le film fait parfois rire, tant certaines situations confinent au cauchemar ubuesque. Parfois il fait froid dans le dos quand une foule d’hommes transformée en meute belliqueuse s’en prend à Petrunya (on ne peut s’empêcher alors de penser à Julia, agressée récemment place de la République à Paris), ou quand on la traite de tous les noms et qu’on lui crache au visage, ou quand sa propre mère enrage de son geste «blasphématoire». Mais c’est à travers ce geste que Petrunya, dont Zorica Nusheva prête admirablement le visage fier et buté, confronte l’absurdité, l’obsolescence de codes machistes et de règles d’un autre âge dont l’État (les policiers) et l’Église (le prêtre), et même la famille (la mère), se veulent les garants soi-disant moraux et inamovibles. Et faisant écho à la hardiesse de Petrunya, cette année, en Serbie, une autre femme a attrapé la croix. Plutôt que de l’abhorrer, on lui a fait une ovation. Teona Strugar Mitevska veut y croire : «Le monde change vite, cela me remplit d’espoir».
Article sur SEUIL CRITIQUE(S)