L’expérience singulière que propose Disco Boy de Giacomo Abbruzzese pose la question au public, d’autant plus lorsque celui-ci se retrouve à devoir écrire dessus par la suite, de l’importance du sens des éléments projetés sur l’écran de cinéma. Chaque film peut être lu comme un jeu de piste. Une forêt à naviguer dans laquelle il faut trouver sa direction devant un ensemble hétérogène d’indice habilement dissimulés ou disposés de façons saillante. Certains réalisateurs en font leurs spécialités. Nolan est devenu le professionnel d’une esthétique labyrinthique dont le geste principal est une mise à distance entre l’œuvre et la matière qui la compose. D’autres le délaissent entièrement au profit du hasard ou de l’impulse du moment, rendant cette course d’orientation souvent caduque mais pas impossible. Cette façon de regarder et faire du cinéma fait l’objet, plus souvent dans le cas des premiers que des deuxième, de vif débat sur la signification profonde des œuvres et fait une part belle aux « messages ». L’exercice est simple : condenser en un concept, une phrase, quelques mots tout au plus une expérience sensorielle d’une heure et demie au moins. « Le film parle de la culpabilité de l’homme d’avoir inventé la bombe ». De la puissance de l’interprétation découle en cascade la qualité de l’œuvre. Au plus la condensation est forte, profonde, juste, large au plus le film est bon. Sous ce prisme un film de Nolan est forcément bon. Le jeu de piste est tel que ce qu’il y a au bout ne peut être qu’abyssale, en plus d’être subtil.


Dans le cas de Disco Boy, cet exercice n’est pas complétement inane. Le film d’Abbruzzese développe un réseau sémantique touffu à travers une collection de signes, de gestes de mise en scène et de métaphores qui ne se laissent pas dompter au premier coup d’œil. On a par exemple l’œil des personnages principaux jaunes, un gauche et un droit, des personnages morts qui réapparaissent, des travellings latéraux, des rêves, des scènes en vision thermique… Disco Boy appelle à batailler avec lui, à dénuder des liens, développer des métaphores pour déplier au grand jour sa signification profonde. Le public connaisseur aura également tôt fait de pointer du doigts les ressemblances et références aux œuvres de Claire Denis, Leos Carax, de reconnaitre la musique de Vitalic ou les robes Paco-Rabane. Il peut alors explorer une autre piste, plus bourdieusienne celle-ci, en jugeant de la pertinence de ces éléments de culture légitime au sein de l’œuvre. C’est un rapport culturel de reproduction, de reconnaissance et de régurgitation.


Le risque avec cette lecture potentielle est de tomber dans un jeu post-moderne de critique, de bon élève assidu de la cinéphilie, qui, comme devant The Fabelmans, compte et repère les coups de coudes que le maitre lui adresse. Si la référence est jugée incomprise, mal maitrisée, sous-utilisée, inutile et si le film répète l’erreur à trop de reprise, il sera rejeté. Reste à savoir si ce regard est véritablement pertinent lorsqu’il est objet d’un avis esthétique. A s’engouffrer dans ce petit jeu, qui peut être tout à fait jouissif, on perd de vue une question essentielle. A chercher le signifié, on en oublie le signifiant. Que les gestes soient inspirés, référencés, renvoyés, ils n’en restent pas moins des gestes, créant à l’écran d’autres gestes, d’autres mouvements. Un cinéaste référentiel comme Quentin Tarantino, n’est pas un bon réalisateur car il empile des références, cela aurait même tendance à le desservir, mais car celles-ci développent une inertie à l’intérieur de ses films. Elles sont prétextes. Je disais en préambule que Disco Boy pose la question du sens. A travers toute ses références le film d’Abbruzzese, appelle également à une autre lecture, beaucoup plus passive, dont le but est de nous laisser embarquer par le signifiant et non le signifié.


Disco Boy crée grace à ses éléments volontairement cryptique avant tout des situations. Des séquences où l’histoire, par ses artifices, dispose dans les plans des éléments qui certes se répondent entre eux et renvoient à des idées autres que ce qu’elles recouvrent à l’écran mais qui en retour déploie une puissance émotionnelle en allant au-delà de l’hermétique du sens. Je pense notamment à une scène de rêves dans l’hôtel où le personnage principal attend une femme qu’il pense reconnaitre car il a tué son frère. Si ces rencontres peuvent avoir un sens, je ne le connais pas, je n’ai pas envie de le connaître, ou peut-être que, si je le connais, je le trouve simpliste, trop compliqué, ou peut-être que je m’en fous, que je le laisse me traverser sans même le regarder. Que ce sens me soit donné ou non Abbruzzese arrive à en faire autre chose, à ne pas le laisser en état de véhicule. In fine les éléments ne sont pas là uniquement pour être décodés mais pour être vécus, pour être compris non intellectuellement mais par la chair. Ce qui fait notamment de la scène finale, lorsque le personnage principal retrouve enfin celle qu’il cherchait, pourtant aboutissement sémantique de tout ce qui a été placé jusque-là, une des plus belles que ce début d’année nous ait donné, car elle se vit avant tout en tant qu’évènement.


Chercher un sens à ce moment de Disco Boy ne pourra qu’être décevant : un lien d’équivalence entre deux soldats, entre deux douleurs, entre immigré blanc et non blanc, entre des personnes perdues… Aller à la définitive par la phrase, ne fait qu’empêcher le film de nous toucher. Ce que nous voyons avant tout ici, ce sont deux corps endeuillés qui se reconnaissent dans la foule et dansent leurs douleurs dans un lieu à la fois réel et autre. En un jump cut, nous passons de l’autre coté de la barrière du sens pour aller vers celle des affects. Car au fond, ce n’est que ça que Disco Boy montre, la perte et le mouvement qu’elle crée. De celle d’un clandestin déraciné endeuillé qui voit une solution que dans la marche forcée de l’armée ; de celle de combattants Nigérians forcé de se déplacer par l’industrie pétrolière et un gouvernement corrompu ; de celle qui s’échappe de son village pour rejoindre la France sans papier et qui danse pour payer son vendeur de sommeil ; des forces armées qui avancent, pour continuer la mission, pour marcher, pour survivre au froid. De tout ça il est possible de tirer un message, une lecture morale ou politique du monde, de tracer une ligne jusqu’au cœur de l’artiste. Mais Disco Boy déjoue ce piège en créant des lieux autres, des liens invisibles, possibles au et par le cinéma nous rappelant qu’au milieu de toute cette structure qui nous inscrit, nous sommes….


Justunimage
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le 23 avr. 2024

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