Il est de ces soirs où l'on ressent l'irrépressible besoin de se faire du mal sous prétexte de se cultiver. Un peu désœuvré, cherchant des excuses pour ne pas travailler sérieusement à des sujets plus urgents, et quelque peu abruti par des heures de Hoshi saga (on fait ce que l'on peut), il est bientôt une heure du matin lorsque je me décide à regarder enfin Dogville, acquisition téléchargée (faute de mieux) récente.

Précision, hier soir était le fameux soir de la "super lune". La pleine lune a toujours eu le don de me titiller de diverses manières, alors une super lune, vous imaginez un peu. Il est donc une heure du matin, j'ai chaud, pas vraiment sommeil, et des forces me dépassant me poussent à lancer un film de près de trois heures que je sais d'avance assez déprimant et plutôt inhabituel, pour avoir étudié en cours une ou deux scènes il y a quelques années. J'envoie un SMS pour prévenir un certain HugoLRD avec qui je discute souvent de tonton Lars, et je m'immerge.

Prologue. On est bien chez LVT, et je retrouve ce fameux décor qui a fait presque à lui seul la célébrité du film. Le dispositif intrigue, la voix OFF susurrée par John Hurt déroule insidieusement son charme hypnotique, les sous-titres anglais n'aident pas vraiment à faire de cette expérience un acte totalement conscient, je me laisse bercer par un texte d'emblée prodigieusement littéraire et ne fais même plus l'effort de me le traduire puisque je semble le comprendre tel quel. Ce prologue n'est pas le plus marquant de la carrière de LVT. En fait, sa fonction est ici simplement narrative et structurelle. Narrative parce que tout est plus ou moins déjà dit, Tom Edison Jr est un pseudo intellectuel raté qui fait la morale à des concitoyens pas nécessairement des plus aimables. Structurelle parce que, prologue compris, le film est ainsi découpé en 10 chapitres, ce qui est loin d'être anodin.

En effet, une fois n'est pas coutume, le film ne connaît pas un seul découpage (on sait que LVT est friand de ce formalisme) mais plutôt deux. Le chapitrage visible, dont les sous-titres dévoilent toujours de manière assez programmatique le contenu du film, tels des avertissements ou les étapes d'une démonstration, et puis un rythme plus secret, plus métaphorique. A la fin du premier chapitre, je sens quelque chose de douloureux monter en moi. Tout est déjà si malsain que l'issue paraît forcément tragique, peu importe comment. Je décide de mettre pause et d'aller voir la lune. Dogville est saturé de mélodies baroques en grandes partie empruntées à Vivaldi, mais sur le moment c'est bien Wagner que j'ai en tête. Je songe à ce bain de lune follement romantique dans Melancholia et j'erre, guère plus vêtu que Kirsten Dunst, dans le jardin de mes parents éclairé d'une lumière blafarde. La super lune est décevante, plutôt petite et masquée derrière un voile de brume. J'abandonne l'idée d'un bain de minuit (bien passée) et je retourne dans les paysages conceptualisés et minimalistes de Dogville.

Deux découpages donc. Le premier serait moral, voire théologique, le second plus païen, en tout cas plus imagé. Du premier, 10 chapitres, comme autant de commandements. Ceux qui sont le plus évidemment concernés par le film étant bien sûr le vol, la convoitise, l'adultère, le meurtre et le rapport à la famille, ainsi que le faux témoignage. Ce décalogue façon Von Trier est par ailleurs clairsemé de références bibliques, du chien nommé Moses (Moïse), à cette mission qui attend un prêtre qui jamais ne viendra, en passant bien sûr par la mention au jardin d'Eden et à la pomme, la fameuse pomme. Au début du film, Tom attend un signe, un cadeau, "the Gift" pour illustrer le sens de son sermon - finalement ô combien hypocrite - à ses concitoyens. Et ce cadeau, c'est Grace (là encore, l'onomastique n'est pas un hasard).

Evidemment que cet aspect très symbolique, plus proche de la parabole ou de l'apologue, peut rebuter certains par son manque de naturel ou de réalisme. Mais on parle tout de même d'un film où les décors sont dessinés au sol alors pour le réalisme, on repassera. Non, ce qui importe ici, c'est la dimension morale (ou amorale) de cette étude intense de mœurs et de la nature humaine. Et c'est là que le rythme secret du film intervient, pour contrebalancer l'aspect trop démonstratif et trop froid du premier découpage. Grace arrive à Dogville en plein été. Passées les premières semaines d'acclimatation elle devient une sorte de bonne à tout faire, ou plutôt à faire ce qui n'avait pas nécessairement besoin d'être fait selon les habitants, et entame une longue désillusion qui sera marquée par le rythme des saisons. La fin de l'été la voit ainsi comparée à l'une des pommes qu'elle récolte au verger avec le libidineux Chuck. Le narrateur, cynique à souhait, souligne qu'elle est à présent juteuse, si mûre qu'elle est prête à exploser si on ne la cueille pas. Cette condamnation débouche immédiatement sur une longue série d'humiliations. Chantage, calomnie, harcèlement, viol, esclavagisme, tout y passe et le rythme mélancolique des saisons colore d'une curieuse note émotionnelle cette descente aux enfers. Il neigerait presque le 4 juillet (comme une scène de Melancholia), ce sont les derniers instants de bonheur conjugal. L'automne arrivent les fruits pourrissent, le déclin s'annonce. La lumière inonde, indifférente, les cuisses pelotées de Grace par un aveugle un peu trop compatissant pour être honnête. l'hiver arrive et le retour de la neige scelle la solitude désormais actée de Grace. Elle aura tentée de s'enfuir, pomme parmi les pommes, mais la voilà devenue la chienne de Dogville, en-laissée et enchaînée, victime impuissante et résignée des viols à répétition des villageois et des vexations de tous, enfants y compris.

Même Tom, le plus ambigu que jamais Paul Bettany, ne semble pas vraiment montrer un meilleur jour que ses compatriotes. Tom n'est après tout que le raté que le prologue nous montrait, ne faisant des discours que parce qu'il se rêve écrivain, mais au fond incapable de changer le monde ou de commettre la moindre action qui pourrait chambouler son fragile équilibre. A son faux témoignage et ses vaines promesses s'ajoute une curieuse scène d'amour où il tente dans un premier temps de violer à son tour Grace.

Les derniers chapitres, privés d'un printemps que Dogville ne connaîtra pas, font un pas de plus dans le pessimisme et le cynisme le plus absolu. La résolution, aussi ignoble que finalement assez logique, laisse planer un doute moral qui sur le coup m'a beaucoup travaillé. Sachant que LVT est plutôt travaillé (doux euphémisme) par la question de l'Holocauste et du nazisme, qu'il abordait dès Europa ou qu'il a remis plus récemment et maladroitement sur le tapis suite à Melancholia et surtout avec Antichrist, je me prenais à songer à un autre sens de tout ce film. Un village où les habitants offrent d'abord le refuse à une sorte d'ange persécuté avant de le livrer à ses bourreaux ? On imagine un film sur la Collaboration vue par le cinéaste (revoyons plutôt Europa tiens). Mais les scènes ultimes renversent d'une manière étrange cette lecture. La victime, hésitant un moment entre pardon (il paraît pourtant bien difficile) et vengeance. Devenue bourreau, chienne enragée, on assiste à l'épilogue glaçant de ce jeu de massacre, qui emprunte autant à l'esthétique du film de gangster qu'à un je ne sais quoi rappelant la Shoah (peut-être cette monstruosité à l'état brut, au milieu de décors suggérés où un long manteau noir prend soudain un sens à double tranchant). Bref, une désagréable impression commença à m'envahir mais le générique de fin, d'un cynisme ahurissant vint ramener le film du côté de la fable à la morale incertaine et à la désillusion la plus totale.

Outre le sens à donner à tout ceci - et je ne suis pas convaincu que ce soit le plus intéressant à faire avec ce film, riche et complexe mais qui comme tout film de LVT présente une morale peu reluisante à dessein - il faut tout de même louer le génie cinématographique d'un décor aussi original, photographié avec tout le talent d'Anthony Dod Mantle (un habitué du dogme), porté par une lancinante musique baroque et un casting proprement hallucinant. Tous les comédiens, qu'ils soient de la petite famille cinématographique du scandinave (Skarsgard, Kier, Barr, Ivanek) ou des monstres du cinéma américain et anglophone (Kidman, Caan, Bacall, Gazarra), sans oublier le plutôt rare et mal employé Paul Bettany, délivrent une performance aussi impressionnante que peu reluisante (puisqu'ils jouent tous peu ou prou des salauds ou des monstres). Dans cet économie radicale de moyens et d'objets, le moindre mur, le plus petit bibelot prend un sens presque sacré. C'est une palissade qui verra une pancarte s'y placarder, un rideau qui dévoilera une lumière que tous ne peuvent pas voir, ou des figurines que toute la philosophie stoïcienne du monde ne pourra empêcher de regretter. Chaque mot, chaque élément est parfaitement justifié dans un système de signes tellement maîtrisé qu'il s'apparente à un carcan, la prison à ciel ouvert de Dogvillle. Prison où les enfants s'adonnent à des jeux étranges quand les adultes sont à l'église, où les villageois ne voient pas ou font semblant de ne pas voir quand Grace se fait violer par Chuck puis par tous les mâles du coin. Prison enfin, où lorsque la destruction a enfin lavé le lieu de ses démons, le seul survivant, enfin matérialisé, est un chien au nom prophétique qui vient hanter le dernier plan, exemplaire.

Quant à l’ambiguïté historique ou morale de l'ensemble, puisque je ne peux m'empêcher d'y revenir, je préfère me contenter du sulfureux parfum de dézinguage en règle du rêve américain vers lequel le générique semble faire pencher la balance. Car, après la transition mélodramatique et musicale de "Dancer in the Dark" vers le Nouveau Monde, "Dogville" initiait une trilogie américaine conçue en miroir de la trilogie européenne des débuts du cinéaste. Trilogie dont on attend toujours un hypothétique troisième volet, après l'échec de Manderlay, qu'il me tarde à présent de découvrir.
Krokodebil
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le 11 août 2014

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