La Montagne dévorée
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Domingo (Carlos Ureña) est un homme qui marche. Nombreux sont les plans qui le présentent, et souvent le suivent en travelling, arpentant les routes, les chemins, ou simplement la terre de la région du Costa Rica où il vit, dans une belle maison héritée du père de sa femme, elle-même décédée. Mais Domingo est un homme qui ne va nulle part. Malgré son pas ample et ferme, il ne fait que tourner en rond dans ses souvenirs, ses dialogues avec sa défunte femme, et son refus de quitter cette terre, convoitée par les constructeurs d’une autoroute.
Pour son deuxième long-métrage, Ariel Escalante Meza, ici également scénariste, adopte une narration fluide, fréquemment nocturne, dans laquelle les événements glissent et s’enchaînent, même lorsqu’ils sont violents, avec la même douceur apparente que la brume, qui survient par moments et se diffuse dans le paysage ou bien s’insinue jusque dans la maison de Domingo ou le hangar dans lequel il s’isole parfois. Né en 1984 au Costa Rica, l’ancien monteur de cinéma fait naturellement sien le réalisme magique qui irrigue les veines créatrices parcourant tout le continent latino-américain. Travaillant dans une étroite complicité avec son directeur de la photographie, Nicolas Wong Diaz, il donne au météore éponyme toute l’ambiguïté d’une présence féminine : lorsqu’elle se déverse à l’écran, la brume libère ses volutes à la façon d’une chevelure de femme - et l’on songe alors à la fascinante description qui accompagne une exhumation dans « L’Amour aux temps du choléra » (1985, 1987 pour la traduction française), de Gabriel García Márquez -, ou bien d’une pieuvre déroulant ses tentacules ; et lorsqu’elle s’étire, en un superbe plan, sur Domingo endormi, on croit assister à une revisitation nébuleuse des amours d’Endymion et de Séléné, déesse de la lune pleine, dont le beau jeune homme, plongé dans un sommeil éternel, était l’amant…
Bien ancrée sur la terre de Cascajal de Coronado, non loin de la capitale du Costa Rica, une terre que Ariel Escalante Meza connaît intimement depuis son enfance, l’image permet de retrouver les verts saturés de vie déjà admirés dans une autre œuvre compatriote, le magnétique « Clara Sola » (2021) de Nathalie Álvarez Mesén ; mais l’écran se noie d’une lactescence bleutée lorsque la brume vient manifester la survenue d’un monde parallèle, ou se nimbe d’un doré chaleureux lorsque s’impose la camaraderie des hommes, autour d’un feu ou sous l’éclat d’un réverbère. Le travail sur les sons, avec Marco Salaverria Hernandez aux manettes, est aussi remarquable et participe, tout comme le jeu sur les couleurs, à signaler le passage du réalisme à la magie. L’abondante végétation qui pare le paysage et la faune multiple qu’elle abrite font constamment entendre leur présence sonore, comme un dialogue crypté accompagnant les échanges des hommes, ou bien leurs silences. Et les glissements de la brume produisent souvent un léger bruit soyeux qui peut tout aussi bien évoquer la réputation furtive d’un serpent. Tout s’anime, et la moindre manifestation se dote d’une vie secrète.
Mais cette puissante dimension magique, envoûtante, n’éclipse en rien le contexte politique, par trop réel et menaçant de faire effraction, d’interrompre cette vie entre terre et rêve. Un réel fait de pressions iniques, d’intimidations, d’expéditions meurtrières clandestinement protégées par un Etat entièrement corrompu. De telle sorte que ce réel, si invraisemblablement violent, en vient à transformer lui-même sa propre nature et que le grondement nocturne de la moto qui porte les exécuteurs des basses œuvres finit par apparaître comme aussi fantastique que la brume en laquelle Domingo croit retrouver sa femme morte. Y a-t-il meilleur moyen, pour dénoncer l’état socio-politique d’un pays, que de souligner son caractère invraisemblable, inimaginable, presque fantastique ?
Très finement, avec un sens très latino-américain du contournement d’obstacle, Ariel Escalante Meza sait ne pas durcir les oppositions (contexte politique, vie intime et onirique) mais les amener à se rencontrer et à s’enrouler l’une à l’autre en un ballet de brume aussi insolite que fascinant.
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le 20 janv. 2023
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