"L'amour rend aveugle et le mariage rend la vue"

Sacha Guitry a réalisé près d’une quarantaine de films. Beaucoup sont des comédies inspirées de ses pièces de théâtre. Quelques un de ses films sont des fresques historiques ou des biopics avant la lettre. L’essentiel de ses comédies ont été filmées avant-guerre ; les fresques et biopics après-guerre. La place de Donne-moi tes yeux est donc singulière. Filmé sous l’Occupation, il sent la censure et, en même temps, la moquerie contre le régime de Vichy dans une forme d’impertinence qui est une marque de fabrique de Guitry.


Au même titre que ses autres réalisations des années d’Occupation, Donne-moi tes yeux n’est pas une comédie. Il ne s’agit pas non plus de tragédie ou de drame. Au mieux, parlera-t-on de tragi-comédie.


A l’image de La Malibran ou de Désirée Clary, Donne-moi tes yeux parle d’amour avec humour et gravité sans tomber dans des registres coutumiers de Guitry, inspirés du Boulevard ou du Vaudeville.


Et que voit-on dans Donne-moi tes yeux ?


Des bons mots, que l’on entend mais que l’on ne voit pas. Des bons mots qui ne sont toutefois pas les meilleurs de l’auteur.


Un amour inconditionnel pour l’art. Oui c’est peu dire et cependant, c’est tout dire, donc c’est énoncer l’indispensable. Le personnage du sculpteur incarné par Guitry aura d’ailleurs une série de sentences, de remarques et formules sur l’art et le génie des artistes français. Notons d’ailleurs l’importance d’une tirade sur les plus beaux tableaux réalisés en 1871… année de la défaite de la France contre la Prusse à Sedan. Le film traite d’ailleurs essentiellement de cela : aimer ce qui est beau ! Aimer l’art ! Aimer la peinture ! Aimer la sculpture ! Aimer les femmes ! Et comment aimer ce qui est beau, aimer l’art, la peinture ou les femmes sans des yeux ?
Lorsque l’on est un sculpteur renommé, exposé et salué de son vivant, que faire d’autre qu’aimer ? Or, voilà que notre artiste tombe amoureux d’une jeune femme, rencontrée la veille d’un vernissage, à l’occasion de l’installation par les artistes. Amoureux, il en fait son modèle et souhaite très rapidement l’épouser. Mais voilà sa tragédie : notre artiste perd la vue. Ne désirant pas devenir un fardeau pour son aimée, il va tout faire pour qu’elle rompe ses engagements envers lui.


On ne retranchera rien du scénario qui est merveilleux bien que quelques minutes de film en moins n’auraient rien gâché à l’ensemble.


Parce que ce film est signé Guitry, l’auteur joue une fois encore avec la caméra. Il joue avec les décors, les acteurs, les mots et surtout la réalité.
Plusieurs scènes justifient ce jugement. La première, évidente est celle du fondu tendant vers le flou se concluant par l'écran noir. Procédé pas si anodin puisque la formule Donne-moi tes yeux ne s'adresse plus au Geneviève Guitry mais bien au spectateur. Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur cette scène renvoyant à la situation de la France, l'amour rendant aveugle, le jeu avec la réalité...
Prenez la scène avec la main de Rodin, cadeau du très grand sculpteur au Maître du Boulevard ; main d’ailleurs présente dans tant d’autres films. Cette main qui est « l’arme » du sculpteur est posée là pour nous rappeler que les mains vont devenir les yeux et semble prévenir le spectateur de ce qui va arriver.
De même, les clins d’œil faits à Renoir (qui a connu lui aussi des problèmes oculaires), présent par l’intermédiaire de toiles, la vue sur Notre-Dame, souligne l’absurde de la situation du héros. Même dans une situation aussi grave, Guitry tente de nous faire rire ou sourire.


Dès lors, on s’amuse lorsque le modèle, la muse, la jeune femme accepte de donner ses yeux au sculpteur/Guitry. On s’en amuse alors que cette même femme, blessée et faussement trahie, a détruit l’œuvre du sculpteur. Il serait d’ailleurs de bon ton de voir dans la destruction du buste la révolte du Golem.
On s’amuse également de voir Guitry trafiquer la réalité puisqu’il célèbre dans le film et dans la vie son union avec Geneviève Guitry (amour de courte durée – preuve que l’amour est aveugle…) mais aussi la prophétie auto-réalisatrice énoncée par Guitry au début du film : Donne-moi tes yeux !
Et cet impératif qui serait grossier dans tant de situation devient plaisant, comme une demande tendre : donne-moi tes yeux pour que je puisse aimer le monde grâce à eux.


Un très beau film, à voir et/ou à découvrir.

ThomasValero
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le 31 déc. 2017

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Thomas Valero

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