« Si nous voulons que tout continue, il faut d'abord que tout change ». De Lampedusa à Guillaume Canet, la parole s’est réapproprié la citation papier : les mots de Tancrède ont eux-mêmes subi les affres du temps, altérés par un inévitable changement. A l’instar de ce Guépard dans un bal fastueux et perdurable, où l’Ancien Monde s’éclipse pas à pas face au nouveau. Mais qu’est-il advenu de cette formulation ? « Il faut que tout change pour que rien ne change ». Peut-être est-ce là encore une illusion ? Car le proverbe bouge, se réinvente mais se maintient et préserve son essence : de bouches en oreilles, il n’est que changement dans la continuité, et continuité dans le changement. Et en cette apparente contradiction réside le cœur de Doubles Vies, une œuvre prolixe sur ce monde en dématérialisation, là où tout se dénature, et perd peu à peu son sens.
Puisque c’est à travers ce « traité » sur l’édition à l’heure du numérique qu’Olivier Assayas nous invite à lire entre les lignes : derrière les apparences en paragraphes, les éloquentes sentences et les aveux à demi-mots, Doubles Vies dévoile un monde où tout le monde se trompe, dissimulés derrière des fictions. Tout se dématérialise, y compris les relations humaines. Ne reste que la parole, omnipotente, et de lourdes logorrhées, assommantes. Car derrière de futiles apparences, et cette pseudo critique de la modernité, Assayas dématérialise lui-même son propos. Il théorise, il confronte, il questionne notre rapport aux textes, à l’écriture, tout en dressant le portrait d’une élite culturelle, hypocrite, désincarnée et égocentrée.
Attaché à l’édition traditionnelle, et à ses « Cahiers du Cinéma », Assayas, tout en neutralité, cause adaptation aux modes de consommation & évolution du jugement de goût, sans jamais abandonner totalement sa position matérialiste, restant attaché à ces valeurs traditionnelles. Il insuffle par conséquent toutes ses préoccupations en chacun de ses personnages : de Canet à Binoche, de Macaigne à Hamzawi, Assayas se sert de son microcosme mondain pour établir un constat sans appel sur la manière dont les nouvelles technologies influencent nos comportements sociaux, professionnels et personnels.
De disputes en liaisons, les connexions se font sans fil, et les discours enferment les personnages sur eux-mêmes : un verre de vin à la main, un smartphone dans l’autre, on parle, encore et toujours, jusqu’à ce que la discussion se révèle aussi vide qu’illusoire. Chaque parole agit comme une façade, et concoure à ces doubles vies, de fiction et de réalité. Des joutes nourries de frustrations au service d’une répartie livrée en kit. Puisque dans ces jeux de dupes, tout paraît faux, fabriqué, jusque dans son dénouement.
Double vie, double ennui ? Claire Denis s’y était prêtée au jeu, sans la passion requise pour animer sa tranche de vie : dans Un beau soleil intérieur, elle élevait les questionnements de sa Juliette Binoche en un assemblage thématique de réflexions, de pensées amoureuses et de paroles sans expression de désir. Une œuvre « théâtrale », un marivaudage de dortoir, où faute d'amour, et à défaut de mourir d'aimer, se déversaient des maux à s'en verrouiller le cœur. Doubles Vies est habité par le même ennui.
Doubles Vies pourrait presque alors se voir comme une autofiction, ce sentiment inconscient ou non derrière l'écriture d'un roman (ou d’un film). En écrivain idéaliste, faisant de la réalité sa matière de fiction, Vincent Macaigne est hilarant, parfait, pathétique et paumé – fidèle à lui-même donc – à tel point que seules ses scènes arrivent à sauver le film de la noyade verbale. Il est d’autant plus amusant d’apercevoir Laurent Poitrenaux dans un de ces débats de table : comme une continuité du Ciel étoilé au-dessus de ma tête, où son syndrome de la page blanche et sa folle envie de création auraient été assouvis par l’art numérique du blogging.
On ne juge pas un livre à sa couverture, et encore moins à son algorithme. Lire un livre sur une liseuse, c’est en lire l’apparence ; une illusion où les mots ne sont que des chiffres, des lignes de 1 et de 0, une matrice intouchable, impalpable, inhumaine. Des livres blancs, de toute trace, de toute relation, de toute existence. Doubles Vies se gorge alors d’un profond désenchantement. La comédie de mœurs se transforme alors en une catabase à l’intérieur de cette société de tromperies et d’interfaces, ne cessant d’avancer dans l’innovation tout en s’enlisant dans les relations. Oui, le monde se dématérialise, les êtres aussi. Dommage qu’Assayas ait oublié de recharger sa liseuse.
Du Réveil de la force aux gâteries du Ruban blanc, Assayas fait de Doubles Vies une œuvre placée sous le signe de la citation, adoptant un style entre Bergman et Rohmer, entre la frivolité et le désenchantement. L'affiche laisserait d'ailleurs penser à un Alain Resnais, et à raison. Car Doubles Vies est une œuvre qui se remet constamment en question, jouant avec ses personnages, de déceptions amoureuses en exigences artistiques, comme dans le grand audiobook de la vie. Néanmoins, en voulant approcher le mordant d’un Woody Allen, Assayas côtoie davantage l’incorrigible Doutes : chronique du sentiment politique, là où personne ne s’écoute, pas même le spectateur, perdu entre punchlines qui font plouf et nombrilisme grotesque.
L’œuvre d’un réalisateur en phase avec son époque, à n’en pas douter. Et pourtant, joliment en décalage pour ne pas en comprendre la rythmique. Telle une Screwball Comedy 2.0. qui n’avancerait jamais, sans panache ni rythme. Un comble, non ? Comme un Impossible Monsieur Bébé où Cary Grant resterait à lire un e-book sur son smartphone, et à chercher sa Katharine Hepburn sur Tinder. Autant dire que le rythme y passe voire trépasse.
Du cinéma en salles au binge-watching TV, de la « catastrophe » numérique aux petites destinées, Doubles Vies semble lui-même dépassé par la cadence de son époque. Cette même cadence qui nous dépasse. Vers le zéro papier ? Des blogs aux recueils de tweets, des polémiques assassines au tribunal du Web, Assayas filme la modernité en marche, et cadre des conversations jonglant entre dérision et désespoir : filmer la parole et l’impossible compréhension qui s’en dégage. En exemplaire « Tati des mots », il peine cependant à donner de la fièvre à sa mise en scène : tout semble construit sur des intérieurs, sur une certaine fixité et sur une organisation tournée en salon mondain.
Alors oui, à l’heure numérique et ses livres en retweets, les relations changent, se codent et se dématérialisent. Mais Doubles Vies ne semble jamais dépasser le cadre de sa dissertation filmée. Une surabondance de paroles, comme l’excès de mots dans cette critique, et l’épuisement qu’impose sa lecture. On saute alors quelques mots, puis quelques lignes, et tout un paragraphe. L’indifférence guette et le propos s’enfuit. Allons à l’essentiel alors : Doubles Vies est une œuvre condamnée par la modernité qui l’entoure et destinée à une obsolescence programmée.
Capturant l’inquiétude et l’angoisse d’une société face à l’essor du numérique, Assayas joue de la confrontation, entre ses personnages, entre ses pensées, entre ces mondes en collision et en « Collusion ». Difficile cependant de ne pas lui reprocher toutes ces lourdeurs dans l'écriture et ce flot ininterrompu de paroles. Anecdotique, sans doute. Mais au fond, Assayas voie juste. Peut-être est-ce déjà cela l’avenir de l’édition ? Échanger sa plume et son encrier contre un laptop et un clavier.
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