Tout est double, au moins double, dans « Doubles Vies », à commencer par l’organisation du film lui-même : une surface un peu agaçante, parcourue tambour battant, l’entre-soi de bobos parisiens, pas franchement défavorisés par l’existence : un éditeur oscillant entre cynisme et nostalgie, Alain (Guillaume Canet), sa compagne, actrice (Juliette Binoche), Léonard, un ami de longue date, romancier funambule édité par Alain (Vincent Macaigne, égal à lui-même, donc génial et désopilant), sa compagne attachée parlementaire (Nora Hamzawi), entre indifférence désinvolte à son compagnon en détresse, dévouement exclusif à la cause de son protégé de politicien, et bouffées d’amour véritable. Tout ce beau linge parle beaucoup, tente de rester dans la course du monde - le mieux, pour cela, étant de la toiser avec supériorité et de toujours sembler être à la pointe du progrès, entraînant, plutôt que suivant, cette course folle. On devise ainsi du destin de l’édition, d’Internet, de politique... Version moderne des Salons mondains, à ceci près que l’étiquette rigide a cédé la place à un négligé de bon aloi ; mais non moins prescrit. Clause adjacente : on baise aussi nonchalamment qu’on cause, et bien entendu en-dehors du couple officiel ; on n’est tout de même pas revenu de tout pour tomber dans le panneau de la fidélité...


Voilà pour ce qui est de la surface. Et pourtant le film résiste. Il accroche, et interdit que l’on s’en détourne purement et simplement. À cela, une cause : le regard porté par le réalisateur sur l’organisme relationnel qu’il fait s’agiter sous nos yeux. Réalisateur qui, soit dit en passant, reste fidèle, d’un film à l’autre, à la même équipe de techniciens (directeur de la photographie, Yorick Le Saux ; ingénieur du son, Nicolas Cantin ; chef décorateur, François-Renaud Labarthe ; chef costumier, Jürgen Döring ; directrice de production, Sylvie Barthet). Le regard d’Olivier Assayas prend pour médiateur le personnage de Léonard. Il est le seul auquel une certaine identification soit possible, ou du moins une identification avouable et revendiquée. Auteur à la dérive, entre reconnaissance reçue et attaques subies ; à en perdre son latin et traverser une authentique crise existentielle. Il faut le voir déambuler au réveil, dans son appartement planant au-dessus des toits parisiens, ébouriffé comme un diable, les stores déglingués, la démarche incertaine et l’élocution encore plus tâtonnante qu’à l’accoutumée. Personnage qui dit à lui seul la non-adhésion à ce monde cynique et hyper-performant, personnage qui s’autorise la douleur d’une rupture, personnage qui sauvegarde la part la plus poétique, sans doute aussi la plus fragile de l’humain.


Et ce n’est sans doute pas un hasard si, loin d’un monde stérile et comme voué à l’extinction - puisque même des parents peuvent rentrer chez eux, le soir, en ne sachant plus bien ce qu’ils ont fait de leur enfant ni à qui ils l’ont confié -, c’est à ce paradoxal porte-étendard qu’advient l’annonce d’une nouvelle vie. Tant il est vrai que, à l’heure du virtuel et du tout dématérialisé si follement excitant, les bébés trouvent toujours, comme au temps de la Préhistoire, à se loger quelque part dans le ventre des femmes ; du moins pour un temps encore...

AnneSchneider
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le 22 janv. 2019

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Anne Schneider

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