Avant d’être un film, 12 hommes en colère est un texte, puissant plaidoyer sur les vertus de la parole et vibrante réflexion sur son ambivalence.
La première approche est celle de la tentative d’ordonner le discours dans un espace qui lui est entièrement consacré : enfermés, condamnés à s’entendre, les jurés doivent suivre un protocole. L’ironie, le dilettantisme ou l’indifférence mettront un certain temps à décanter, mais par un véritable combat en faveur d’un échange de fond, le débat pourra s’élever. Régulièrement, des saillies de résistance s’élèvent encore, dénigrant son pouvoir, le taxant de répétitif, d’inutile, de précieux. Autant d’arguments contre l’esthétique même de ce film dont le programme semble un déni de tout divertissement.
Personnage principal, la parole va être disséquée dans ses moindres inflexions : par l’échange, elle oblige à justifier, et la collectivité permet la remise en cause des préjugés. Par l’épanchement, elle génère la révélation des passions, rempart au jugement impartial. Par le silence, elle favorise l’effort et le questionnement. A plusieurs reprises, on souligne le rôle fondamental de l’écoute et de l’expression : le vieux explique ainsi comment le témoin âgé a pu savourer le fait qu’on l’écoute enfin, au détriment de la vérité. Fonda laisse aussi se révéler les non-dits par les discours haineux qui plaident en sa faveur : pris à leur propre pièges, les racistes, les violents et les intolérants apprennent à mesurer leur discours.
Alors qu’on refait le procès, qu’on décape le langage pour qu’il puisse enfin signifier, les masques tombent en même temps que les preuves de la culpabilité.
Certes, tout cela est une machine un peu trop bien huilée, d’une efficacité imparable et d’une théâtralité légèrement factice. Mais l’erreur serait de voir ce film comme un policier, voire un film de procès : ce n’est pas un hasard s’il se situe après, et qu’il donne la chance à des individus, forcés par la loi, d’appliquer les règles d’une démocratie dont ils jouissent sans véritablement le savoir.
Au-delà de cette exploration des vertus de l’échange et d’un échantillonnage social savamment dosé se pose la question du regard. Comment faire de ce récit, à l’origine une pièce télévisuelle, une œuvre cinématographique ?
On retrouve ici les vertus de la contrainte prônée par l’OuLiPo, notamment par le biais de Perec qui s’était astreint à écrire un roman entier, La Disparition, sans utiliser la lettre « e », la plus présente dans la langue française. Ici, le huis-clos, loin de brider Lumet, galvanise sa créativité. Plans-séquence virtuoses, notamment celui de la présentation première de la salle de délibération, travellings latéraux lors des votes, pluralité des angles permettent une organisation tout aussi méthodique des échanges que celle prônée par le président du jury. Le recours à des focales croissantes permet en outre une gradation dans l’étouffement, le décor semblant rétrécir autour de ses occupants.
Le principal élément de distinction du juré n°8 est, après son vote différent des onze autres, l’acuité de son regard, atout légendaire d’Henri Fonda. Attestant d’une capacité d’écoute phénoménale, il met ses interlocuteurs au pied du mur. Toute la progression du récit suivra ce processus, la parole vaine se raréfiant au profit d’une écoute de plus en plus aiguë. Les accusateurs les plus virulents devront ainsi finir par se justifier, et l’on détournera ostensiblement les yeux de celui qui prônera le racisme et l’intolérance. Cette mise en scène double bien évidemment celle de Lumet, accentuant les gros plans qui vont permettre l’accès aux menues inflexions d’un visage qui dira une vérité profonde, quand bien même niée par les mots : celle du surgissement du fameux doute raisonnable.
Ce grain de sable dans la mécanique, instillé par l’homme au costume blanc venu refaire le travail d’un avocat commis d’office, entraine dans son sillage non seulement 11 concitoyens, mais n’importe quel spectateur.
Entrée fracassante de Lumet dans le cinéma, 12 hommes en colère a tout de la brillante plaidoirie : rhétorique, humaniste, et esthétique.
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