L'histoire de Douze hommes en colère est connue, les thèmes et notions évoquées ont été discutées, débatues– car oui, elle ont une vraie portée sociétale et philosophique– sans doutes des centaines de fois, et probablement de façons bien plus intéressantes que je ne pourrais jamais le faire. Alors je ne reviendrai pas sur le propos du film, parce qu'il est justement encore d'actualité, d'une pertinence extraordinaire 65 ans plus tard, et qu'aujourd'hui je ne crois pas pouvoir vraiment appréhender un sujet si vaste pour la Justice et la façon dont nos sociétés l'appliquent. Mais prions pour qu'il soit toujours aussi vif dans l'esprit des gens, et ce pour les décennies à venir.
Je voudrais plutôt parler de ce film qui réussi l'exploit de construire quelque chose d'à la fois démonstratif et insidieux en 1h36, avec 12 acteurs et deux décors.
Une grande partie de la force du film de Lumet réside dans deux éléments : la mise en scène et la gestion du rythme. Confinée dans un espace clos, la caméra ne se contente pas d'enchainer les champs et contre champs au rythme des dialogues. Elle tire partie de cette espace pour se montrer mobile, dynamique, et faire du spectateur une paire d'yeux qui déambulerait dans la pièce avec les autres membres du jury. Elle les suit lorsqu'ils argumentent tout en marchant, s'écarte lorsqu'ils s'agitent, se lève avec eux, se met à l'écart pour les jauger tel un observateur silencieux qui réfléchirait en écoutant les arguments des autres. Elle sait aussi se poser, comme assise à côté des autres jurés, et sait s'attarder sur leurs visages, les scrute comme pour mieux déceler ce que leur esprit dessine dessus.
Tout ceci participe à une dynamique : celle des aléas de la pensée. Plus on pense une idée, plus on la sous pèse, plus on la questionne, moins elle nous paraît revêtir un seul aspect, une seule lecture, une seule interprétation ; c'est la genèse du doute. Le doute qui va contaminer les hommes présents pour délibérer va créer des sources de tensions, tout d'abord internes. Ces tensions internes vont être exacerbées par d'autres tensions externes : l'avis des autres membres du jury, le temps qui passe, la fatigue, la chaleur. Ces éléments, appuyés par la mise en scène et la caméra, sont parsemés d'alternances entre moments de réflexion et confrontations explosives parfaitement dosés, allant crescendo en intensité et en fréquence jusqu'au vote final ; le tout en 1h36.
Pas un seul temps mort malgré les moments tempérés. Une tension et un enjeux palpable, tellement même, qu'un impressionnant sentiment de continuité se fait sentir jusqu'au bout du film ; comme si il avait en fait été tourné en un unique plan séquence.
Cette remarquable impression est aussi redevable aux autres grandes forces du film : l'écriture et l'interprétation. La relative simplicité du sujet mais les idéologies, les convictions et les enjeux auxquels il fait écho, font qu'il puise toute la puissance de sa portée dans son caractère universel et intime à la fois. A quel point nos convictions sont elle inébranlables ? A quoi nous fions nous vraiment pour prendre nos décisions les plus capitales, et est-ce pour les bonnes raisons ? Quelles sont les vraies conséquences de nos jugements, et en sommes nous réellement conscients ?
Le diable est dans les détails. Et Fonda, sous couvert de se faire l'avocat du diable tout de blanc vêtu, peut évoquer la façon dont ce dernier est décrit avoir insufflé le doute dans l'esprit de Eve. Une fois la remise en question esquissée, elle s'insinue, fait son chemin, grandit, tente de s'étendre à l'autre pour convertir; elle est semée, comme le doute.
Remarquez les sourires à peine perceptibles du personnage de Fonda lorsque ses arguments touchent ou lorsqu'ils sont au cœur d'une querelle.
Chaque ligne de dialogue fait mouche. Les plus anodines de prime abord plantent le décors et posent les personnages, les plus aiguisées servent les argumentations, toujours justes et pertinentes, quelques répliques sont mêmes drôles, d'autres graves, mais toutes parfaitement choisies. Aucune ne semble dispensable.
Un film fort, au propos aussi évident qu'il est profond, une leçon de cinéma, d'écriture et de jeu (les acteurs, tous parfaits), un régal de cinéphile, un classique. Je ne l'ai vu que maintenant, à mon âge, ne me jugez pas j'ai honte.