Ce long-métrage de Francis Ford Coppola émerge durant les débuts des 90's dans un contexte où le cinéma fantastique sort d'une période explicite en termes de violence et effets gores en tout genre. Les années 1980 furent effectivement très libératrices pour le genre. Les multiples progrès techniques permettent de pousser les visions de réalisateurs comme Coppola très loin dans leurs retranchements. Toutefois, à l'exception de réussites comme le premier Fright Night de Tom Holland (Child's Play, La Peau sur les Os,...) ou Les Prédateurs de Tony Scott (Man of fire, Top Gun, True Romance,...), difficile de trouver des oeuvres cinématographiques sur le thème des vampires vraiment intéressantes. Pourtant les 70's regorgeaient de ce sous-genre du film d'horreur avec les long-métrages de la société de production Hammer. Malheureusement, à l'heure de l'écriture de cette nouvelle adaptation du Dracula de Bram Stoker, le vampire n'est plus vraiment au goût du jour et l'intérêt des spectateurs pour cette créature est en baisse.


Rappelons tout de même rapidement le récit général de l'oeuvre de l'écrivain (je précise que cette critique dévoilera l'intrigue du film soyez prévenu) : "En 1492, le prince Vlad Dracul (Gary Oldman), revenant de combattre les armées turques, trouve sa fiancée suicidée. Fou de douleur, il défie Dieu, et devient le comte Dracula, vampire de son état. Quatre cents ans plus tard, désireux de quitter la Transylvanie pour s'établir en Angleterre, il fait appel à Jonathan Harker (Keanu Reeves), clerc de notaire et fiancé de la jolie Mina Murray (Winona Ryder). La jeune fille est le sosie d'Elisabeta, l'amour ancestral du comte..."


Le roman original paru en 1897 n'est pas la première oeuvre vampirique loin de là, mais de par l'aura, le passé et le charisme qui émane du personnage principal, Dracula devient instantanément un mythe et une figure complètement fascinante dans l'imaginaire collectif. Adapter Dracula au cinéma dans les années 1990, c'est un peu comme réaliser un énième film d'action avec Chuck Norris, il est difficile de trouver le chemin à emprunter pour offrir une oeuvre pertinente avant même d'espérer la réussir. Pour beaucoup, le vampire appartient au passé. Mais c'est justement cette vision qui intéressera le cinéaste et qui l'incorporera au récit en faisant du comte Dracula non pas un monstre de la littérature, mais un authentique monstre de cinéma.


Le film de Coppola avait pour but en premier lieu d'offrir l'adaptation cinématographique la plus fidèle existante de l'oeuvre de Bram Stoker. Il ne fait aucun doute que cela est le cas bien que certains éléments viennent en modifier la vision. Dracula est ici traité non pas comme une figure uniquement maléfique, il est assimilé à un ange déchu ayant renié Dieu. Sa condition de monstre de la nuit est en fait une malédiction. Le récit choisit également de provoquer une relation amoureuse entre Mina et Dracula, là où le roman ne faisait du comte qu'une créature voulant s'abreuver du sang de la jeune femme (métaphore du viol).


Comme dit plus précédemment, Coppola fait du personnage de Vlad Dracul un monstre de cinéma. Le prince démoniaque étant présent sur les écrans depuis le Nosferatu de Murnau en 1922, il y avait du bagage à exploiter. Le cinéaste étant un maître absolu du visuel et de la démesure, il décidera donc d'exploiter les précédentes interprétations du vampire, mais également des genres et techniques cinématographiques dont cette créature a été à la fois acteur et outil d'évolution. Ainsi le film s'ouvre sur les débuts de l'histoire du cinéma avec une séquence reprenant le théâtre d'ombre. Coppola utilisera d'ailleurs de véritables techniques ayant servi à l'élaboration du média cinématographique, j'en prends pour exemple la scène mettant Harker dans un train. Les yeux de Dracula apparaissent alors à l'extérieur dans le ciel, symbole de son influence déjà présente sur Harker, avant même son arrivée il est observé. Ce procédé est en fait une réutilisation du Diorama de Daguerre (à l'aide d'éclairages calculés, l'idée est d'animer une toile uniquement par la lumière). Nous pourrions également retrouver des références et des utilisations de l'impressionnisme.
Pour en savoir plus sur le procédé : https://www.youtube.com/watch?v=VoCZscSBeOE


Coppola expose et assume ses influences en un faisant l'un des moteurs de son long-métrage. Il va tout d'abord puiser dans le film de Murnau en lui empruntant l'expressionnisme allemand. Le cinéaste va renverser nos repères à travers le cadrage et les transitions pouvant sembler venir d'un autre temps (ce qui est théoriquement le cas), mais il renversa tous nos repères. On retrouve durant certaines séquences une façon de filmer assumée comme parfois théâtralisée (finalement assez proche du cinéma classique et donc le Dracula de Tod Browning en 1931) et surtout picturale. Coppola citera explicitement le Nosferatu de 1922 en reprenant directement le plan où le vampire figé se lève de son cercueil. Le cinéaste se distanciera cependant de ces oeuvres en s'intéressant à l'homme derrière le monstre là où un film comme celui de Murnau le présentait presque uniquement comme un créature assoiffée de sang.


C'est peut-être ici que l'on peut espérer retrouver le Nosferatu (1979) de Werner Herzog. Le vampire étant ici un personnage profondément romantique et plus proche de l'humain qu'à l'accoutumée. Nous pourrions y voir dans le duo Winon Ryder/Gary Oldman une évolution de ce que le cinéaste allemand proposait avec celui de Isabelle Adjani / Klaus Kinski. C'est d'ailleurs par l'amour que le vampire sera sauvé finalement, l'éloignant de l'intérêt purement meurtrier. Le sang devient d'ailleurs un objet partagé entre le plaisir, le désir et la mort dans l'oeuvre de Francis Ford Coppola.
La dernière influence majeure serait sans aucun doute les effets visuels sanglants, les lumières et surtout les décors de la société Hammer (je vous conseille l'excellent Le Cauchemar de Dracula avec Christopher Lee dans le genre).


Là où le film pourrait s'apparenter à une oeuvre restant bloqué dans ses citations il n'en est en fait rien. En proposant une fusion de citations, de techniques et de concepts cinématographiques, Coppola crée une identité unique à son oeuvre et probablement (je dirai même logiquement) le long-métrage vampirique le plus abouti à ce jour. Ce Dracula se forge donc sa propre vision, sa propre image. De même vous constaterez assez vite que le film fait directement référence au cinéma et à sa création, avec le vampire se rendant lui-même à la découverte du cinématographe. D'ailleurs, le film qu'il découvrira sera L'Arrivée du train en gare de La Ciotat des Frères Lumières, comme si quelque part Dracula était là depuis les débuts du cinéma. Le cinéaste citera d'ailleurs la première scène du film en proposant au spectateur un rapide coup d'oeil sur un prototype du théâtre d'ombre. Il n'est pas étonnant de voir que l'ombre du vampire soit d'ailleurs constamment en mouvement et en décalage avec le monde qui l'entoure, il est une figure du passé. Certains y voient justement un passage du classique (le film de Tod Browning) à la modernité. Le Dracula de Oldman est le résultat de la fusion de tous ses interprètes passé : Max Shreck pour Nosferatu (1922), Bela Lugosi pour Dracula (1931), Klaus Kinski pour Nosferatu fantôme de la nuit (1979) ou Christopher Lee dans les films de la Hammer. Ceux-ci ont traversé l'histoire du cinéma, faisant de ce nouveau prince de la nuit la plus parfaite figure cinématographique (dans tous les sens du terme) existante de par les directions et choix de Coppola. Le vampire est un monstre associé au monde des rêves et de l'imaginaire. Le cinéma étant l’art de l’illusion, Coppola n’a donc pas utilisé ses références et techniques pour rien. Le cinéaste maîtrise entièrement son sujet.


Il est tout de même intéressant de rester un instant sur les acteurs du long-métrage. Globalement ils sont tous excellents. Seul le jeu de Keanu Reeves peut laisser un peu septique sur certains passages, mais offre une interprétation correcte. Anthony Hopkins nous offre un Van Helsing proche de l'hystérie, mais cela concorde finalement avec l'aspect religieux fanatique émanant du personnage.
La palme revient selon moi au duo Oldman/Ryder. Gary Oldman joue plusieurs versions du même personnage à merveille. Il offre un Dracula d'abord plus proche de la figure monstrueuse avant de devenir le personnage profondément romantique que rencontrera Mina. Il sait montrer toute l'étendue de son jeu de façon surprenante et est difficilement détachable de son rôle. L'une des plus belles scènes est, selon moi, celle où le comte hésite à vampiriser la jeune femme. Le voir remettre ses actions en cause en font un personnage attachant. En fin de film il en vient à être vu presque en pitié par le spectateur. Winona Ryder de son côté offre une superbe performance également, son personnage a un parcours juste et cohérent l'amenant finalement à devenir elle-même maîtresse de sa sexualité et de sa féminité. Elle en devient finalement presque le personnage central du film d'un point de vue du récit car c'est autour d'elle que s'arque le tout dernier tiers du long-métrage.


Comme nous l'avons vu, Coppola exploite parfaitement le médiat qu'il adapte en y offrant une dimension à laquelle on ne s'attendait pas mais restant en parfaite harmonie. Dracula en devient une hybridation entre plusieurs genres/mouvements comme il l'a toujours été, mais de façon implicite. En 1992 le cinéaste nous a offert une oeuvre démentielle qui, si elle peut déplaire par certains aspects mineurs, reste à mon sens une immense réussite pour un film toujours fascinant de nos jours. Le long-métrage est globalement aimé, mais pas toujours pour les bonnes raisons et aussi détesté pour de mauvaises raisons. Aussi j'encourage le (re)visionnage de cette oeuvre dantesque qui n'en finit pas de me fasciner.

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le 4 avr. 2020

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