Ryūsuke Hamaguchi adapte avec Drive My Car une nouvelle de l’écrivain Haruki Murakami. Cette adaptation translate ici la richesse (que l’on devine) d’un texte écrit vers une richesse visuelle tout aussi littéraire qui s’épaissira au fur-et-à-mesure que s’égraineront les trois heures de temps dont nous sommes gratifiés. (Attention aux spoilers).
Yūsuke Kafuku (on entendrait presque Kafka), metteur en scène de théâtre et comédien vit avec Oto qui écrit des scénarios pour la télévision japonaise. Le couple, uni par une douleur immense survenue 20 ans avant la première scène du film, survit sur le secret entretenu des adultères d’Oto. Ce secret gardé par Yūsuke au dépens de sa femme, illustré au début du film par une scène d’infidélité -avec un jeune comédien- observée dans le reflet du miroir de l’entrée et surpris par le mari qui rebroussera chemin sur la pointe des pieds, finit de poser la présentation d’un personnage principal d’une profondeur confondante. Enclin à ne pas voir sa relation avec sa femme dénaturée par sa mise à nue à elle, il préfère ne rien laisser être sous-entendu sur sa conscience, à lui, du fait qu'elle ait le besoin "d'aimer ailleurs".
Un besoin qui se comprendra plus tard lorsqu’il expliquera, au jeune comédien lui-même, que le sexe nourrissait son inspiration à inventer des histoires pour la télévision. Cette explication après-coup, ne sera pas la seule matérialisation de toute une pelote de fils narratifs qui sous-tendent le récit du film, et qui referont surface, d’une scène à l’autre, pour nouer et resserrer la toile qu’Hamaguchi s’évertue à tisser avec virtuosité. Des sortes de fusils de Tchekhov qui seront ainsi disposer sous plusieurs formes, tant physiques que verbaux, qui connaîtront des amorçages, des continuités et des mises à feu qui donneront au film une faculté peu commune de porter le spectateur sur ses épaules. Afin de le balader tranquillement le long d’un chemin narratif où tout semble indispensable pour saisir pleinement la complexité et la profondeur des personnages.
Cette "indispensabilité de tout" et, a contrario, cette "superficialité de rien" se retrouve dans la mise en scène. Les plans du films ne cherchent pas ni l’efficacité dramatique ni à remuer des couteaux dans les plaies. Ils cherchent tout simplement « l’image suffisante » quelque soit le moment. Que ce soit pour filmer du ciel un Japon de routes enchevêtrées d’une tranquillité envahissante ou d’user de contrechamps purs et simples comme cette confrontation sur la banquette arrière de la Saab Turbo rouge entre Yūsuke et l’amant de feue sa femme. Car oui après une longue introduction sa femme Oto meurt brutalement. Laissant son mari sur un deuil encore fumant malgré une ellipse de deux ans -ellipse brillante dans ce rejet de tout superflu narratif.
Commence alors, non pas le film, mais sa deuxième direction narrative. Lui, devant mettre en scène une pièce de Tchekhov à Hiroshima, dont le parti-pris de l'adaptation est de faire jouer des comédiens dans des langues différentes (japonais, mandarin, coréen, langue des signes même). Et pour les comédiens et autres afférents à la préparation d’une telle entreprise de s’ajouter au casting pour mieux nourrir le deuil en périphérie de tous ces dialogues, non pas seulement le sien mais aussi celui éprouvé par son chauffeur, une jeune femme de 23 ans qui conduit comme personne et "abrupte de décoffrage". Le meilleur plan réunissant ces deux personnages sera à mes yeux celui qui vise leurs mains, tenant des cigarettes et se hissant vers le toit ouvrant de la voiture pour faire s'envoler les cendres et la fumée en dehors de l'habitacle. Cela peut signifier de nombreuses choses et cette poésie visuelle m'a ici cueilli sans crier gare ! Tout autant toucher par cette voiture symbolisant en quelques sortes une antichambre du deuil où la voie de sa femme sur cassette hante longuement les trajets de deux protagonistes.
Va alors se mettre en place à Hiroshima tout un quotidien de la répétition, pour préparer la pièce. Cela passe par faire lire le texte de la pièce Oncle Vania aux comédiens sans le jouer dans un premier temps. Puis finalement commencer à le jouer. Tout ce déroulé préparatoire pour mieux réussir ce qui finira par se jouer vraiment, par hasard, lors de la représentation en public de la pièce, et sans que ce ne soit attendu par Yūsuke : la cristallisation de son deuil dans un monologue interprété du bout des doigts d’une comédienne sans parole, les bras autour du cou de l’endeuillé, qui laissera imaginer qu’une fois « là-bas » toutes ces souffrances disparaîtront dans nos souvenirs.
Bref, ces quelques lignes ne grattent même pas du bout de l’ongle la richesse qui me semble découler de ce film, et qui nous laisse un peu dans l’expectative sur ce qu’il aura vraiment glissé entre les quelques complexités qui nourrissent notre être. Ou même les quelques parts de douleur résiduelles qu’il aurait pu nous dérober pour mieux nous en délester. En ce qui concerne la toute fin, rajoutée après-coup comme pour mettre à feu le dernier fusil de Tchekhov qui se cachait derrière le devenir de cette fameuse Saab Turbo rouge, le film nous transporte dans le présent masqué et sanitaire que nous connaissons aujourd’hui. Cela ne devait certainement pas être dans la nouvelle de Murakami mais permet un dernier salut à l’un des personnages tout en offrant au film la possibilité de glisser un pied dans notre réalité de l’autre côté de l’écran. Le film représentant alors l’irréel de la fiction faisant irruption dans le réel de chez nous. Une sorte de geste digne d’un surréaliste magique, Murakami est bien connu pour cela, Hamaguchi ne s’y trompera donc pas dans cette dernière ponctuation. Et que le film ait remporté ou non la palme d'or, quelle importance puisque ceux qui l'auront vu sauront, s'il leur aura plu, de quoi il en retourne vraiment.