L'être et le paraitre. Au Japon, cette dichotomie est primordiale. Il y a l'apparence, l'obligation sociale de politesse, de courtoisie, et il y a l'être, le sentiment, l'intime, ce que vous êtes vraiment. Cette dichotomie n'est pas seulement sociale, interpersonnelle, professionnelle, elle est aussi le coeur de l'art japonais, un art raffiné et sobre, intime et discret en apparence, et qui plus, et a fortiori son théâtre et ça tombe bien, le théâtre, c'est le second sujet du film, son filigrane.
Le film, tiré d'une nouvelle d'Haruki Murakami, vit de théâtre et d'être et de paraitre, ce qui revient finalement un peu au même, puisque c'est toute l'essence de cet art et en particulier du jeu d'acteur. Il est avant tout un film sur le deuil, thème récurrent dans l'art japonais, Murakami faisant du livre dont est tiré ce film un recueil de nouvelles sur le deuil. Yusuke, un metteur en scène et acteur renommé, spécialiste de Beckett et de Tchekhov, perd un jour sa femme, Oto, au débotté, au hasard. Le couple battait de l'aile, mais parce qu'il y a l'honneur, l'apparence, il ne faut jamais le dire. Quelque temps avant la disparition, il a pourtant surpris Oto avec un autre, mais ne les interrompt pas, ne dit rien, s'enferme, accepte cette souffrance, s'y résigne. Mais intérieurement, tout brûle, bien entendu. Et lui, comme sa femme, avant qu'elle ne meure, dans un prologue énorme d'une demi heure, le film ne commençant véritablement qu'après cela, ne se parlent que par leurs arts respectifs. Lui, jouant l'oncle Vania, souffre en disant les mots de Tchekhov qui sont pour lui comme une porte ouverte sur son intimité, qui disent tout ce qu'il n'ose dire, et elle, Scheherazade (titre d'une autre nouvelle du même recueil de Murakami), inventant des histoires après avoir fait l'amour, au coeur de l'acte, histoires fantasmagoriques dont elle livre les suites au fil de l'eau, à son mari. L'acte de création, qu'il soit théâtral ou amoureux, révélateur des sentiments, dans ces rares moments où les personnages lâchent prises.
Le couple ainsi, meurt, de ce non-dit, malgré l'amour et l'attachement. Commence alors un second film, celui du deuil où le metteur en scène va se rendre à un festival à Hiroshima (ville du deuil par excellence, le film étant empli de cette symbolique) et préparer une nouvelle mise en scène de L'Oncle Vania de Tchekhov et donc se confronter finalement à ce qui le liait à sa femme.
L'occasion de retrouver l'ancien amant de sa femme, un jeune homme ténébreux qui vient à l'audition juste pour en savoir plus sur la femme du metteur en scène, parce que lui non plus n'arrive pas à l'oublier. Un jeune homme au contraire de lui, impulsif et exalté. Mais qui vit très mal son deuil. Le metteur en scène a un parti pris radical pour sa nouvelle pièce : il prend des acteurs de différentes nationalités qui jouent chacun dans leur langue, puisqu'après tout le théâtre est universel et d'autant plus les grands auteurs. Chacun joue sa réplique, mandarin, coréen, japonais, langue des signes. Ici, le réalisateur s'intéresse à l'universalité du théâtre. Car, même si la thématique du film de l'être et du paraitre est spécifiquement japonaise, plus largement asiatique, son sujet, l'amour, le deuil, est universel. Comme le rappelle Yusuke, Tchekhov trouve tous les mots pour parler de lui. C'est pourquoi la pièce infuse tout le film, le réalisateur laissant de larges extraits des scènes, mise en abime de ses propres acteurs, et joue de cela dans sa mise en scène qui se passe de structures narratives conventionnelles à l'occidentale : on a des phases entièrement silencieuses, des scènes de théâtre, des décors urbains et industriels, une large variété de genre et de scènes. Il est difficile de classer ce film dans un genre particulier : drame, romance, buddy ou road movie et ce n'est pas important.
On pourrait croire que le film s'arrête là, dans la catharsis, ici en l'occurence jouer une pièce permettant de faire un deuil personnel. Mais il n'en est rien. Le film, étiré, prend son temps, de décrire, une réalité ambivalente et complexe. Il s'intéresse au Japon contemporain. Pour se faire, il filme certes des pièces de théâtre qui révèlent des choses humaines, mais il filme aussi le Japon, ses routes en particulier, ses incroyables ponts et tunnels, ce génie d'ingénieure civile, parcourues par des voitures minuscules noyées dans des paysages immenses. Le théâtre ne peut suffire à Yusuke pour oublier sa femme et la culpabilité qu'il a eu un soir, de la retrouver morte d'une hémorragie cérébrale alors qu'elle voulait lui parler et que lui, voyant son couple battre de l'aile, pour sauver l'honneur et les apparences, avait tout fait pour revenir le plus tard possible, alors qu'il n'avait rien d'autre à faire. Moi aussi, comme le personnage, ce n'est qu'au fil de ma critique, que j'égrène les douleurs du personnage, qui mettra longtemps à formuler sa souffrance et sa culpabilité (il évoque d'abord sa femme au présent, puis le décès de sa femme, puis sa culpabilité). Il le fera parce qu'il aura fait une rencontre, décisive, celle d'une jeune femme, Misaki, qui a l'âge de sa fille (fille qu'il a perdu alors qu'elle avait quatre ans), et qui est la chauffeuse particulière que le festival lui a imposé. Réticent à l'idée de se laisser à conduire, à sortir de sa douleur (il écoute les cassettes de sa femme qui récite Tchekhov, officiellement pour répéter son rôle, officieusement pour entendre sa voix) et de ses habitudes, il finit par se laisser embarquer, littéralement, dans un road trip au coeur du Japon rural. Le titre du film est là. Le voilà qui finira même par atterrir, avec cette jeune femme, que tout semble pourtant opposer à lui, à Hokkaido, à l'autre bout du Japon, pour venir avec elle revoir les ruines de sa maison qui s'était effondrée alors qu'elle était encore petite. Le voilà qui comprend, à ses côtés, qu'il n'est pas le seul à faire le deuil, pas le seul à culpabiliser (elle aussi dit avoir laissé sa mère mourir). Ce couple improbable, elle, silencieuse, d'une dignité extraordinaire, lui, volontiers froid, va tenter de vivre. Le silence est parfois très présent, voire pesant et au coeur de certaines réflexions du film mais il est, paradoxalement, éloquent. Le paraitre laisse place à l'être.
Cela fait écho bien entendu à l'histoire que lui racontait sa femme lorsqu'ils faisaient l'amour et qu'elle laissait éclater ses fantasmes, cela fait écho bien sûr et surtout au théâtre. Le réalisateur n'oublie pas en effet de faire des remarques sur le théâtre, sur ce qu'est être acteur, s'il faut en faire trop ou pas assez, s'il faut laisser parler le texte ou l'effacer. Cette réflexion est le pendant de celle amoureuse des personnages. Doit on laisser le coeur s'épancher, doit on laisser l'amour passer ?
Et puis il y a, le Japon, ses paysages extraordinaires, improbable urbanisme, tunnel dans les montagnes, polder sur les eaux, ce mélange de nature et d'artifice, d'être et de paraitre. Le Japon tient tout entier dans ce concept.
On peut reprocher au film sa longueur, et son côté très auteur élitiste avec des références pointues à Tchekhov ou d'autres mais il offrira de quoi occuper de longues heures les spectateurs plus exigeants qui se laisseront prendre au jeu austère mais élégant du cinéma japonais, aussi spécifique qu'universel, aussi pudique qu'exalté. On pourra lui reprocher sa longueur, sa capacité à parler du secondaire, à digresser, la narration n'étant pas occidentale, où il faudrait que tout se réponde et se fasse écho. Pas étonnant qu'il ait gagné le prix du scénario à Cannes, c'est d'une sacrée teneur. Pourtant ici on colle au style de Tchekhov dont la pièce est aussi une pièce de situations intimes, de saynètes. Et l'art de la digression est ce qui fait le sel et l'intérêt du long métrage, ce qui fait qu'il est typiquement japonais d'une certaine manière, parce que c'est ainsi que fonctionne Murakami notamment, pas par une narration linéaire et utilitariste où chaque plan aurait un intérêt à l'intrigue. Le Japon est décidément à l'honneur cette année et c'est pas pour me déplaire ! Chaque plan ou scène a aussi ici une valeur symbolique, esthétique, spirituelle, même un plan banal de parking ou une scène avec des masques FFP2 (Covid oblige) devient subtil. On semble quitter le sujet principal pour mieux y revenir. Le film aime le détail presque superflu, d'un réalisme absolu, si bien que c'est tout aussi poétique que vraisemblable. C'est dans ces circonvolutions, qu'il permet toujours de revenir à l'essentiel, c'est par ce désordre apparent qu'il dévoile tout son être. Honne to Tatemae.