• Le metteur en scène a un parti-pris atypique dans la façon d’aborder le ou les sujets traités : il conceptualise le cinéma comme un art devant refléter la beauté et l’émotion de la vie réelle. Drive my car est la perfection transcendée d’un homme affrontant ses démons du passé pour pouvoir avancer dans sa vie morose et triste.
  • Drive my car se vit comme une épopée humaine et aborde les sentiments en profondeur avec une infinie justesse. Ce long-métrage est particulier car il distille de la magie aux spectateurs et nous sommes embarqués de suite dans cette aventure si singulière. Il retrace les affres de l’humain confronté à lui-même (sorte de miroir de l’âme humaine). Il donne lieu à des scènes de cinéma iconiques. Nous pouvons le définir comme un grand morceau accroché à ce pan de cinéma asiatique : une œuvre dantesque, unique, dramatique et tragique en même temps. Il se dégage une justesse absolue des sentiments exprimés par chaque protagoniste s’exprimant dans des langues différentes ou même la langue des signes. Le metteur en scène met ses personnages face à ses problèmes sentimentaux. Il retranscrit les propos de l’auteur en leur impulsant une vacuité artistique tout en conservant cette générosité littéraire.
  • Tous les événements du film suivent une logique implacable. Le point de vue tragique et humain sont recréés à l’écran sans artifice. Concernant la mise en scène, elle est fascinante, tout le long du métrage, avec ce travail des cadres précis et millimétrés : tout est essentiel dans le plan et aucun détail n’est ajouté superficiellement ou à jeter. La direction photo est d’une sobriété folle faisant ressortir les émotions de chacun des personnes du film rendant celui-ci beau et émouvant dans sa conception visuelle et esthétique. Le réalisateur pourrait même être surnommé le génie de l’émotion car il met en relief la vie de chaque acteur et le transpose comme s’il s’agissait de leur quotidien via ce jeu de caméra tantôt furtif tantôt contemplatif.
  • Le casting est parfait : chaque protagoniste du film est un héros ou une héroïne en puissance étoffant son jeu poétique et dramatique tout le long du film. Cette émotion se dégageant du film peut être attrapée par le spectateur et elle distille au fil de l’eau de la mélancolie comme des touches de peinture d’un tableau.
  • La manière dont s’empare le réalisateur de cette nouvelle afin de la transformer en un récit dense et fabuleux de 3 heures est une performance réussie. Le deuil et la culpabilité sont dilués de manière fine et subtile sans mélodrame ni excès. La psyché humaine ausculte les éléments invisibles et mystérieux qui relient les êtres. À l’origine, ce livre « Les hommes sans faille » de Haruki Murakami est une nouvelle de 50 pages écrite en 2014. Le film se concentre sur cet homme ayant perdu sa femme à la suite d’un deuil et de cette séparation brutale des corps de deux personnes s’aimant profondément. Ce comédien se livre le temps d’un trajet en voiture à la jeune fille lui servant de chauffeur. Il lui raconte ses souvenirs intimes sur son épouse décédée. L’échange entre les deux personnes est furtif et nous retrouvons la marque de fabrique et le style de Murakami pour effleurer les mystères de la psyché humaine dans la suggestion et l’introspection sans les mettre brutalement à jour.
  • Pour transformer ces 50 pages en un récit de 3 heures, le réalisateur a repris et prolongé certains questionnements de Murakami dans les rapports hommes/femmes. Le cinéaste lui adjoint un prologue où nous y découvrons le couple : Yusuke Kafuku et son épouse Oto dans une relation complice et aimante bien que la jeune femme entretienne une relation extra-conjugale avec un autre acteur. Il a développé, également, les personnages secondaires et les relations les unissant les uns aux autres. Les scènes se déroulent principalement dans la voiture avec cette jeune femme discrète se laissant aller à des confidences sur sa vie personnelle et familiale. L’atelier de théâtre dirigé par Yusuke où joue l’ex-amant de sa femme met l’idée de la création au cœur du récit. Sans avoir sous les yeux la nouvelle, il est très compliqué de différencier la retranscription du texte originel du livre du nouveau scope d’interprétation scénaristique du réalisateur. Il respecte, néanmoins, l’esprit et l’intention de l’auteur.
  • Il en résulte une fresque intimiste, romanesque et introspective. Le fait de remplacer la voix-off par du Anton Tchekhov lui apporte un contre-poids sur différents sujets (les regrets, les remords, les questions sans réponse, les espoirs abstraits). Cette correspondance indirecte entre les personnages (Yusuke Kafuko, l’ex-amant de sa femme et la conductrice) a de commun le poids d’une culpabilité sourde. Cet élément ne figure aucunement dans la nouvelle et fut ajouté après par le cinéaste Ryusuke Hamaguchi confrontant ces trois personnes aux conséquences de leurs actes. Cette situation les amènera à une forme de rédemption par des voies diverses.
  • Ce film illustre les relations éphémères flirtant avec l’ambiguïté ou la complexité humaines apportant autant de douleur ou de satisfaction. Ici réside tout le mystère du film. Dans la séance nocturne de la voiture du metteur en scène, il sonde son propre cœur comme celui de son accompagnatrice et chauffeur, Misaki. Malgré l’évidence de ce constat, elle reste pour ma part la plus belle scène du film cristallisant ainsi l’alchimie à l’œuvre : la puissance de la parole avec comme réceptacle idéal des élans sincères de confidences, la voiture. Il démontre, également, ce désir perpétuellement renouvelé de combler cet espace minuscule, intime mais infranchissable de la voiture nous séparant du monde extérieur. Cet espace réduit conserve toute sa part d’ombres et de lumières.
  • Le réalisateur laisse au spectateur le choix de sonder son propre cœur pour se rapprocher au plus près de ceux des acteurs et actrices du film et éviter de porter des jugements trop hâtifs et d’emprunter des raccourcis trop tranchés sur leurs vies respectives. Sa mise en scène subtile fait des merveilles laissant au spectateur le temps de respirer entre chaque séquence. Il permet au spectateur d’avancer à pas de loup dans ce temps asynchrone du récit, de se positionner via ces digressions et de vibrer pour les personnages les plus secondaires comme celui de l’actrice sourde et muette interprétant du Tchekhov avec son corps. Tout est suggéré mais n’est jamais asséné comme une vérité absolue. Au contraire, les doutes des personnages raisonnent avec les notes musicales et peuvent nous hanter longtemps après avoir vu le film.
  • Le but final est de partager une émotion commune malgré les barrières des langues et de transmettre des émotions sans passer par le langage verbal : tout se ressent via la communication non-verbale. Il continue à creuser le sillon d’une œuvre intimiste qui sonde les âmes avec une délicatesse absolue. Le cinéma d’Hagumuchi est tantôt impalpable, énigmatique tantôt d’une évidence presque élémentaire construisant son faisceau d’idées, de pensées et d’émotions gravitant les unes autour des autres trouvant un écho commun de film en film.
  • Au fil des années, le cinéaste japonais bâtit un édifice cinématographique à la cohérence et à la richesse exceptionnelle tel un point de convergence entre l’œuvre d’un réalisateur et de l’écrivain dont il s’inspire. Plus qu’une convergence immédiate de sens, nous percevons une communauté d’esprit et une porosité d’intentions mais aussi nous ressentons cette portée d’amplitudes similaires sur les comportements humains et sur sa réflexion évoluant au fil de sa vie. À la fin de chaque livre de Murakami, nous avons en effet le sentiment d’avoir découvert quelque chose d’important sur le monde sans pouvoir le définir totalement. Cette sensation paraît tout à fait évidente lors du visionnage de Drive my car et est renforcée par la certitude que nous avons progressé dans la découverte de nous-même.
Lili-Jae
10
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le 29 oct. 2023

Critique lue 35 fois

Lili-Jae

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