L’Ouest, c’est la conquête d’espaces vierges, et la mise en place d’une civilisation qui passe par l’établissement des lois. La figure du shérif y est donc prépondérante, et force est de constater qu’un grand nombre de westerns s’acharnent à malmener ce symbole. Quand il n’est pas le complice corrompu du règne des puissants, le shérif est un personnage en formation, voire en perdition, et c’est un autre archétype, à savoir le héros de passage, qui viendra lui prêter main forte.
Chez Mann, le nouveau venu est structurant car il permet de bousculer un espace déjà trop cloisonné, rigidifié par des codes où les inégalités prévalent. L’entrée d’Henri Fonda, antipathique chasseur de prime, est ainsi riche d’ambivalence. Il lui faudra se mettre au contact du jeune inexpérimenté, de la veuve et de l’orphelin (métisse, qui plus est) pour s’ouvrir progressivement et accepter sa condition de héros. Comme souvent chez le cinéaste, l’accès à une quête ne peut se faire sans le poids d’un passé dévasté, et le protagoniste ne sera jamais aussi vertueux que lorsqu’il aura expérimenté dans sa chair les douleurs d’une nation fondée sur la violence.
La petite ville synthétise à elle seule toutes les problématiques d’un pays qui tenterait de passer d’une jungle à un état de droit. C’est d’abord la question du patriarche, le médecin vertueux dont l’arrivée en ville le jour de son anniversaire sera un temps fort, symbole de la permanence d’une violence sapant les fondements d’une civilisation ; c’est ensuite la question indirecte des races et de la capacité à s’intégrer, que ce soit pour la veuve ou de l’étranger de passage ; c’est enfin et surtout la question de la masse, qui ne se rangera que du côté du puissant. La mise à l’épreuve du jeune sheriff, prêt à se sacrifier pour une foule ingrate qui assiste aux coups de boutoirs des brutes avides de lynchage, en dit long sur le difficile établissement d’une civilisation. D’un côté, Perkins idéaliste ne parvenant à s’imposer (notamment face à une figure de rustre, Bogardus, qui préfigure en tous points le Biff de Retour vers le futur), de l’autre, Fonda déjà échaudé par l’ingratitude et le deuil.
Le détour par l’enclave naturelle, une tradition chez Mann, permet de déloger les meurtriers et de les ramener dans la ville où la société devra décider de leur sort : la vengeance brutale ou la mise en place d’une justice. Ce regard sans concession sur la foule comme une somme de tous les penchants les plus instinctifs galvanisés par une hystérie collective gangrène les récits des plus grands, de L’Etrange Incident de Wellman au Furie de Lang, et Mann ne pouvait que l’aborder. Racisme, déni de justice sont donc les piliers d’une société malade avant même qu’elle ne soit pleinement établie. Si le récit se conduit à une résolution faisant vaincre le droit et s’émanciper son jeune représentant, il est notable de constater que c’est sur un départ qu’il s’achève : moins pour de nouvelles aventures que pour tenter de fonder un havre de paix, loin des hommes.