Le Dune de David Lynch est un film bâtard. Il est tiraillé la vision d'artiste de Lynch et la volonté de Dino De Laurentis de faire des dollars, entre un statut de navet et de film culte, entre adaptation correcte et ratage honteux...
Bref, le Dune de David Lynch alimente bien des débats et on ne sait jamais vraiment où le ranger. Et c'est en cela qu'il devient fascinant.
Avant toute chose, faisons un bref rappel sur ce que raconte Dune.
Nous sommes en l'an 10191 après la Guilde, l'Univers connu est régi par un Imperium au fonctionnement féodal : à sa tête se trouve l'empereur padishah Shaddam IV, mais l'Imperium comporte également une sorte d'assemblée des Grandes Maisons nobles, le Landsraad, qui a beaucoup d'influence. A cela s'ajoutent la Guilde Spatiale, qui détient le monopole des voyages interstellaires, et la C.H.O.M (le Combinat des Honnêtes Ober-Marchands) qui commercialise une substance vitale pour le maintient de cette société intergalactique : le Mélange, l’Épice, une drogue qui rallonge l'espérance de vie, qui étend la conscience et qui permet aux Navigateurs de la Guilde de replier l'espace. L’Épice ne peut être trouvée que sur une seule planète de l'Univers : Arrakis, autrement connue sous le nom de Dune, une planète inhospitalière et désertique peuplée de vers géants. Et du fait de cette ressource unique, Arrakis est un enjeu clé au milieu des intrigues et des complots qui secouent l'Imperium. C'est dans ce cadre que l'empereur, craignant pour son trône face à l'influence grandissante des Atréides, met au point un plan visant à les exterminer en les attirant sur Arrakis avec l'aide de leurs ennemis de toujours, la Maison Harkonnen...
Dune, c'est compliqué et pour l'adapter il faut le vouloir. Le roman de Frank Herbert, publié en 1965, est un chef d’œuvre de la littérature de science fiction et qui au long de ses quelques 800 pages brasse de nombreux thèmes aussi variés que la politique, la religion, l'économie, l'écologie, la vengeance, de la philosophie... C'est une œuvre d'une richesse et d'une complexité fascinante qui a révolutionné la science fiction et dont l'empreinte est encore bien présente aujourd'hui. Bref c'est un beau pavé, dont l'intrigue se déroule sur plusieurs années (et même plusieurs milliers d'années si l'on prend en compte le reste du Cycle de Dune, mais nous allons rester sur le premier volume, d'où est tiré le film qui nous intéresse). Un film de deux heures ne peut pas adapter tout cela, au risque de devenir complètement indigeste. La différence de médiums se fait bien sentir. Et puis on ne peut pas faire un film de douze heures, la tentative d'Alejandro Jodorowsky dans les années 70 l'a bien montré (le documentaire épique qui retrace cette aventure dantesque Jodorowsky's Dune est incontournable). Il est donc nécessaire de faire des coupes, de faire ce qu'on appelle un travail d'adaptation, et c'est ce qu'a fait David Lynch. Sur ce point, il est intéressant de noter qu'il a fait de Dune un film en accord avec les thèmes abordés dans sa filmographie (bien qu'il l'ait renié) en se focalisant sur l'aspect onirique de l’œuvre : dans Dune, les visions cosmiques, les trips à l’Épice et les rêves ont une place très importante, et Lynch s'est particulièrement appliqué à les représenter, de même que les introspections des personnages qui renforcent le caractère mental de Dune bien qu'elles soient parfois lourdingues et trop didactiques.
Et tant qu'on y est, parlons un peu de l'esthétique du film. Le Dune de David Lynch est une réussite sur le plan plastique. Il a su retranscrire l'univers baroque et étrange du roman de Frank Herbert à la perfection.
Bien que souvent kitsch, Dune offre un spectacle fascinant avec ses machines étranges, vaguement steampunks et ésotériques, ses décors riches et inquiétants, sa galerie de personnages hauts en couleurs et ses créatures.
Créatures qui sont l'un des plus gros points forts du film. A commencer par l'impressionnant Navigateur de la Guilde Spatiale (digne rejeton de l'avorton de Eraserhead) et sa suite, mais aussi les monstrueux vers des sables, véritables symboles de Dune. Les Harkonnen ne sont pas en reste puisque Lynch s'est surpassé pour représenter leur bestialité, leur violence et leur décadence (le vieux baron avec ses maladies de peau dégueulasses, leurs horribles machineries, les ventouses cardiaques et le jeu d'acteur outrancier qui fonctionne tellement bien).
Cependant, il faut admettre que certains effets spéciaux sont sacrément mal vieilli et que les incrustations brûlent la rétine.
Le Dune de David Lynch est une grande fresque baroque et théâtrale qui tranche radicalement avec ce à quoi le grand public, d'hier et d'aujourd'hui, est habitué de voir en matière de science fiction (rappelons que Le Retour du Jedi est sorti un an avant Dune, que Lynch aurait pu réaliser), ce qui peut expliquer, entre autres, la froideur de son accueil.
Le travail sur le son, cher à David Lynch (de Eraserhead en 1977 à la saison 3 de Twin Peaks en 2017, l'ambiance sonore fait toujours l'objet d'une attention particulière), joue également beaucoup dans l'esthétique du film : que ce soit par la distorsion de la voix des personnages qui font usage de la Voix ou lorsqu'ils utilisent les modules étranges, ou même les voix off des personnages lors de leurs introspections. Et ce sans compter le design sonore général du film (le crépitement des boucliers, l'instrument de musique étrange de Nefud, le grondement des vers...). Cet univers sonore ajoute une densité, du relief à un film déjà impactant d'un point de vue visuel.
Pour continuer dans la dimension esthétique du film, il est impossible de passer à côté de sa bande originale. La musique de Dune a été confiée à Toto et à Brian Eno (pour le thème de la prophétie) et le résultat est dantesque. La musique nous transporte sur Arrakis avec ce fantastique mélange de musique symphonique et de rock progressif. Cette musique est l'atmosphère de Dune : grandiose, baroque, onirique.
Dernière mention pour les acteurs, tous excellents, et en particulier Brad Dourif absolument stupéfiant dans le rôle de Piter De Vries, le mentat tordu des Harkonnen. Et nous pouvons noter que l'on retrouve beaucoup d'entre eux dans l'excellente série Twin Peaks, dirigée par David Lynch (comme Kyle MacLachlan, Everett McGill et Jack Nance).
Néanmoins, c'est bien sur le plan de l'écriture que le film pêche.
Du fait du matériau d'origine, des coupures sont nécessaires et des simplifications s'imposent. Elles sont bien souvent maladroites et parfois regrettables : les ellipses sont brutales, le rôle de certains personnages est mal défini pour qui n'a pas lu le roman, certains éléments de l'intrigues sont réduits à l'extrême. Le fan du livre risque de ne pas y trouver son compte et le néophyte peut se sentir paumé.
Cependant on sent un certain effort pour rendre compréhensible la complexité de l'intrigue (bien que déjà simplifiée dans le cadre de l'adaptation) : bons comme le monologue de la princesse Irulan en ouverture du film, parfois lourds comme les voix offs et certaines lignes de dialogue trop explicatives.
Narrativement, cela manque de fluidité, de clarté. Encore une fois, on est dans l'intervalle entre deux volontés opposées : parler à un public amateur de science fiction et lecteur de Dune, et s'adresser au grand public. On est loin de la qualité de l'adaptation du Nom de la rose par Jean-Jacques Annaud, par exemple. C'est un film continuellement le cul entre deux chaises, bien que Frank Herbert lui-même ait déclaré l'avoir apprécié.
Concernant la patte de Lynch, les puristes reprocheront au film de ne pas beaucoup la montrer. Mais il faut savoir que ce film au été un un vrai combat entre le réalisateur, créateur issu du cinéma indépendant, avec une vision artistique et des idées très fortes, contre son producteur qui cherchait à faire une sorte de nouveau Star Wars (même la jaquette du DVD le dit : "Le plus grand film de science-fiction depuis "La Guerre des Étoiles""), donc un blockbuster adressé au grand public. Ce sont ces conflits et l'influence du producteur qui ont atténué l'esthétique lynchéenne (qui a tout de même infusé beaucoup d'éléments du film) et qui ont engendré ce film bâtard, qui comporte des parti-pris d'auteur (cette manière de monter les séquences de visions ou de filmer l'étrangeté) mais que l'on sent calibré pour le grand public, qui est à la fois si obscur et si accessible. C'est d'ailleurs assez amusant de voir que la mise en scène évoque parfois ce que Lynch fera plus tard dans Twin Peaks.
Ces conflits créatifs vont pousser Lynch à renier ce film et à ne plus jamais travailler dans le système des grands studios hollywoodiens, c'était sa première et dernière expérience dans ce cadre. Il n'a même pas eu son mot à dire sur la version longue, sur laquelle il a demandé à ce que son nom soit remplacé par celui d'Alan Smithee, pseudonyme des cinéastes couverts de honte. Jusque dans ses interviews les plus récentes, Lynch affirme que Dune a été une expérience douloureuse pour lui, cependant ce film est à mon sens un pivot très important dans sa carrière cinématographique puisque c'est cette expérience désastreuse qui l'a convaincu de ne plus travailler pour les grands studios hollywoodiens et de cultiver sa liberté d'artiste indépendant. Si Dune avait été une réussite, peut-être que l'on aurait pas eu Lost Highway, Mulholland Drive ou Twin Peaks et sa sublime saison finale. L'échec est fertile, célébrons-le.
Pour terminer, je ne peux que recommander Dune. C'est un film bancal avec beaucoup de défauts, qui ne sait pas à qui il s'adresse, avec des ellipses et des coupes grossières, mais qui ne mérite que de la sympathie tant ses réussites sont grandes en termes d'ambiance, de mise en scène (du moins, pour qui aime le théâtral), de jeu d'acteur. C'est une adaptation certes très simplifiée et pas toujours heureuse et prenant parfois quelques libertés, mais qui marche très bien dans cette mécanique de film, dans un format si court, surtout lorsque l'on compare avec la densité du matériau d'origine.
Jusque là, les enfants de Dune sont des films avortés ou bâtards. Chaque tentative a amené quelque chose de pertinent, a montré un potentiel enfoui mais jusque là, le dormeur ne s'est pas réveillé. J'attends donc le Dune de Denis Villeneuve comme le messie [Septembre 2021, après avoir vu le Dune de Villeneuve : le Mahdi est bel et bien arrivé].
J'ai très probablement surnoté ce film, mais qu'importe : j'aime sa bizarrerie, ses fulgurance, son caractère bancale et son statut bâtard.