Eau argentée s’ouvre sur une image séminale, scandée à plusieurs reprises : celle d’un nouveau-né en train d’être lavé. Naissance simultanée d’une image, d’une histoire, et d’un être. Puis, un jeune homme, dénudé lui aussi, accroupi dans le coin d’une pièce blafarde, le regard écrasé au sol. Humilié, torturé, il finit par concéder son allégeance au « Dieu Bachar ». De ce fragment vidéo qui a contribué à faire se soulever le peuple syrien, le cinéaste en parle comme de sa « scène primitive ». À l’origine d’une révolte et d’un film, une image. Revient alors en tête ce bébé qui vient de naître… promesse d’avenir, ou future victime d’un régime qui dévore ses enfants ? Le reste du film est à l’avenant: un écheveau complexe de dispositifs et de points de vue, riche de plusieurs niveaux de lecture, où l’exposé factuel n’est jamais réduit à lui-même, mais toujours élevé à un point d’incandescence poétique qui le transcende. Un documentaire ancré dans le monde, sa réalité la plus actuelle, mais aussi et surtout un essai réflexif qui atteint la plénitude d’un chant lyrique, un poème tragique de tout temps et de tout horizon, où l’histoire d’un peuple accoste aux rivages du mythe.
À l’origine du projet, un cinéaste syrien, Ossama Mohammed, banni de son pays natal et qui, depuis la France, entreprend un impressionnant travail de remontage des vidéos produites et diffusées sur Internet au jour le jour par son peuple, en proie au chaos et au déchirement. Il puise dans cette matière filmique informe et sans limites pour, précisément, lui restituer forme et sens. De cette profusion d’images qui s’attirent et se rejettent, s’anéantissent et s’appellent, une volonté commune, dans un camp comme dans l’autre, de donner à voir, de (se) rendre visible : d’un côté, pour témoigner, conserver une trace, appeler à l’aide (le « cinéma des victimes ») ; de l’autre, pour accentuer son emprise, accroître sa puissance de terreur (le « cinéma des tueurs »). En retravaillant les pistes sonores et en recourant aux commentaires en voix-off, Mohammed met à nu les dispositifs, les manières dont chacun se représente. À ce titre, il faut voir cet extrait vidéo où un opposant au régime est torturé : par le simple cadrage, celui qui administre les coups est réduit à un simple pied, muni d’une botte. Ainsi Eau argentée s’impose comme l’une des incarnations les plus saisissantes d’une époque et d’un conflit où l’acte de filmer est devenu une arme à part entière. Parce qu'écrire l’Histoire, c’est aussi en produire les images.
France/ Syrie. Autre forme de champ/contre champ. Eau argentée est le lieu d’une béance, celle d’un cinéaste en exil, échoué dans un pays étranger, loin de sa terre natale. Comment combler le manque, conjurer la distance ? Dans les commentaires en voix-off, on ne parle que d’ « ici » et de « là-bas », mais où est l’un, où est l’autre ? En alternance avec les vidéos du peuple syrien, Mohammed se filme, errant, à Paris. Le plus souvent, son regard est attiré par le cheminement de gouttes d’eau sur des parois vitrées, et alors c’est comme si l’image elle-même était en train de pleurer. Filmer, pour exprimer son désespoir. Bien plus tard, une scène étonnante y fait écho, pour mieux en renverser la proposition. Mohammed filme le visage d’une jeune femme, quand celle-ci en vient à verser une larme. La caméra se rapproche de sa joue et, alors que l’on craint le procédé grossier, l’image va jusqu’à se coller à elle. « J’ai nettoyé ta larme avec mon objectif », lui dit le cinéaste. Dans ce geste, une croyance est à l’œuvre : l’image (l’art) aussi tente, par ses propres moyens, de se frotter au réel et de panser les blessures. Il est de son devoir d’être le foyer d’un espoir sans cesse renouvelé.
À mi-chemin, cet espoir va trouver son incarnation véritable. Le récit adopte alors une forme nouvelle : celle d’un auteur qui trouve un personnage dans lequel se projeter, d’un être qui croise un autre être et réapprend à rêver à son contact. À l’origine des images, une rencontre. Eau argentée devient alors le lieu d’un double tête-à-tête : par la correspondance (via ordinateur) entre Ossama Mohammed, l’exclu, et Simav, une cinéaste de Homs, puis par les déambulations de Simav et d’un enfant, Omar, dans la ville en ruines. Dans ce recentrement sur des parcours singuliers, le film acquiert sa puissance dramatique et humaniste la plus définitive : chaque personnage, avant d’être un symbole, s’affirme comme un être humain véritable, complexe, façonné par les rêves et les doutes, le courage et la peur, et qui puise l’énergie pour continuer à lutter au contact de l’autre. À un moment, Simav, cinéaste mais aussi poète, s’interroge sur le sens et la valeur des mots. Comment peuvent-ils encore dire le monde quand celui-ci est soumis à l’innommable ? « Ecris ! Ecris ! » sera la seule réponse de Mohammed.
Eau argentée est le résultat d’une entreprise héroïque autant que dérisoire, à la fois vaine et nécessaire. « Point n’est besoin de réussir pour persévérer », disait un célèbre personnage historique. Le film d’Ossama Mohammed se vit comme l’incarnation de cette maxime. Simav, comme tant d’autres, filme la déliquescence d’un monde, et Mohammed restitue cette parole qui leur revient. Tous, chacun à leur manière, exprime une profession de foi commune, aussi naïve que sublime : le cinéma est un moyen de conjurer la distance et la mort. C’est cette croyance, son intensité, qui importe, plus que son aboutissement. Alors, maintenant plus que jamais : Filme ! Filme !