« Edouard et Caroline ». « Antoine et Antoinette »… Jacques Becker semblait amateur, pour ses titres, d’un certain minimalisme, lequel réduit, ou plutôt, résume, le film à la seule histoire d’un couple : peu importent les autres personnages gravitant autour d’eux ou les évènements qu’ils vivent, seuls importent les tourtereaux dont l’œuvre narre l’histoire.
Plus nantis qu’Antoine et Antoinette, modestes ouvriers parisiens, Edouard, pianiste hors pair éduqué au conservatoire – bien qu’issu d’un milieu modeste – et Caroline, dont le métier n’est pas connu mais l’origine sociale plus aisée, vivent dans un appartement coquet dans Paris. Ils s’aiment beaucoup, mais ils préfèrent encore se chamailler pour les sujets les plus anodins ! L’un se plaindra que ses beaux dictionnaires aient été mal replacés dans l’étagère – la tranche non apparente, un comble – tandis que l’autre rétorquera qu’elle n’y touche jamais… avant de s’en emparer pour s’en confectionner un tabouret de fortune, sitôt Edouard a le dos tourné. Ce soir est un grand soir pour eux : ils sont invités à la réception que donne Claude Beauchamp, l’oncle richissime de Caroline, où Edouard se produira devant le parterre d’invités triés sur le volet – le gratin parisien ! Une occasion en or pour le jeune couple.
Le film est très court – moins d’une heure trente – férocement drôle, parfois touchant, terriblement réaliste et impeccablement rythmé. Edouard et Caroline passent le plus clair de leur temps à se disputer, dans la plus pure tradition de la "screwball comedy" Hollywoodienne. Le film conserve néanmoins une saveur et un style très français, Becker brossant ainsi un tableau sans merci d’une brochette d’aristocrates délicieusement guindés dès que débute la soirée huppée de Beauchamp. Le film prend alors une autre ampleur, offrant un rôle fantastique à Jean Galland (Beauchamp père), impayable dans son rôle d’hôte de la soirée. Impossible de faire plus français ; monsieur s’enorgueillit de son anglais – appris à Oxford, quand même ! – dont Spencer, le mari américain de Florence, la reine de la soirée, ne comprend pas un mot. Becker ne pourra s’empêcher de faire preuve de malice lorsqu’il caractérise ses personnages : ces riches supposément si cultivés sont incapables de reconnaître un morceau de Chopin, et préfèrent finalement largement les trois accords et la chanson populaire d’un des leurs au répertoire trop classique et trop virtuose d’Edouard ! (Quel serait l’équivalent de nos jours, l’introduction de Patrick Sébastien dans une playlist de mariage dans le 5e… ?)
Au cœur du film il y a une histoire d’amour et une histoire d’amour contrariée par la goujaterie de l’un et la légèreté de l’autre. Ils ont eu des mots durs et un geste difficile à excuser – rien ne le justifie jamais, d’ailleurs, et il est normal que le pauvre Edouard ait à expier sa faute. Il cherche conseil à droite à gauche… sans grand succès : la femme du monde justifie le divorce sans une hésitation tandis que son époux américain recommande le marivaudage ; après tout, dit-il, qu’elle soit ouvrière ou héritière, la femme trompe, alors autant en faire de même. L’américain et le pianiste populaire, seuls êtres sensés d’une fête d’un monde auquel l’un comme l’autre est étranger, finissent par nouer une drôle d’amitié.
« Edouard et Caroline » est un film fou, une comédie screwball américaine à la sauce française dans un style très personnel, qui possède un charme irrésistible de tous les instants. Les acteurs sont fantastiques, Edouard et Caroline sont adorables. Je ne connaissais pas Anne Vernon avant ce film, et je crains qu’elle n’ait pas fait grand-chose d’autre d’intéressant, mais « Edouard et Caroline » est un sacré morceau dans toute carrière. Quelle femme magnifique, magnétique !
Il y a aussi des scènes incroyables, comme ce déplacement titanesque d’un piano à queue de concert parmi les meubles délicat de l’hôtel particulier de Monsieur Beauchamp. D’ailleurs, il n’y en a pas qu’une, et il n’y a rien à reprocher à ce film formidable au rythme enlevé, aux dialogues inspirés et à l’humour mordant.