Le premier plan d’Edward aux mains d’argent est étrangement familier au cinéphile qui connait son petit Citizen Kane : même exploration d’une demeure démesurée et lointaine, même approche d’un lieu hors norme dans un univers résolument fictif et dont l’ampleur sert surtout à donner la mesure à la solitude qu’il abrite. Mais si Xanadu est une île éloignée du monde, la demeure d’Edward jouxte étrangement une banlieue type des trente glorieuses, cohabitation improbable qui va structurer toute la dualité du récit.
Car si Burton dessine un personnage étrange dont il a le secret, sorte de créature de Frankenstein inachevée et à l’innocence candide, il regarde avec tout autant de fascination le monde de la norme. Dans ce monde aseptisé où chaque rôle est un archétype (le père de famille qui s’obstine à ne rien comprendre, la nymphomane ayant décatie, l’intégriste, les commères) les voitures roulent toutes au même horaires et sont colorées comme les façades, rappelant très nettement le regard que portait Tati sur son époque.
Le très fin travail plastique inscrit ainsi le récit dans un hors temps à la fois référencé (une certaine idée de la naissance des standards américains) et fictionnel, volontairement outrancier, comme pourront le faire plus tard les frères Coen dans le splendide Grand Saut : les décors de la banque, par exemple, ou cette modernité étrange donnent surtout à voir des individus en perdition.
Face à eux, Edward subit donc un récit initiatique déviant, un apprentissage accéléré de la veulerie, des commérages et de l’hystérie collective. Alors qu’il suscite l’enthousiasme de la nouveauté qui fait cruellement défaut, on lui confie un rôle de domestique qui va passer de l’inerte (les haies qu’il taille) au vivant, des chiens qu’il toilette aux femmes qu’il coiffe, et qui sous l’œil de Burton semblent appartenir à la même espèce. L’ouverture à la différence ne se fait donc pas, pour la communauté, par un dialogue avec la créature, mais par son exploitation pour modifier le seul domaine qui compte : l’apparence.
Le personnage de Winona Ryder va permettre une inflexion – fatale, évidemment – à cet ordre des choses. La vierge innocente qui se désolidarise progressivement de l’emprise américaine et virile en la personne de son brutal petit ami va porter son regard sur le cœur d’Edward, si inapte à employer les mots. De sa sculpture dans le jardin, elle ne regarde pas le résultat (à savoir un statuaire à la gloire de sa beauté), mais les scories, les copeaux de glaces qui en résultent : cette neige, splendide réponse d’Edward aux atroces tapis de feutrines que tout le voisinage installe sur ses toits à l’occasion des fêtes de fin d’année, est la première marque authentique qui tombe sur le Kim. Ce n’est pas rien qu’elle est le point de départ du conte que la femme vieillissante raconte à sa petite fille, comme tous ces récits fondateurs qui expliquent par la métaphore l’origine des phénomènes les plus vastes.
Cette neige sur laquelle on ne peut désormais plus poser un regard sans penser à la fable de Burton donne l’occasion au cinéaste l’occasion de rejoindre le club extrêmement select des réellement beaux films de Noël, au sommet duquel siège une œuvre indétrônable : La Vie est belle de Frank Capra.
(8.5/10)