Les déracinés
Film-fleuve et premier volet d’une trilogie restée inachevée après la mort du cinéaste en 2012, Eleni : La terre qui pleure est une chronique de l’histoire contemporaine de la Grèce et de l’Europe,...
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le 19 mai 2021
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Film-fleuve et premier volet d’une trilogie restée inachevée après la mort du cinéaste en 2012, Eleni : La terre qui pleure est une chronique de l’histoire contemporaine de la Grèce et de l’Europe, que l’on suit à travers le « destin » d’une famille de réfugiés, de leur fuite de la ville d’Odessa, sur les rives de la mer Noire (1919), jusqu’à la fin de la guerre civile grecque (1946-1949). En cela Theo Angelopoulos n’invente rien. On peut même dire qu’Eleni est l’un de ses films les plus « abordables » pour le profane de son cinéma : le récit est parfaitement linéaire, seulement entrecoupé d’ellipses, et le réalisateur fait même l’effort à plusieurs reprises de faire dire à ses personnages ce qui se passe, pour éclairer les spectateurs qui ne seraient pas au fait des événements politiques évoqués.
À de nombreux égards, le film s’aborde comme Vivre ! de Zhang Yimou, le côté « hollywoodien » de la mise en scène en moins : Angelopoulos s’attache à montrer comment la première moitié du XXe siècle fut une période chargée d’espoirs que les totalitarismes et la guerre ont tué dans l’œuf. Il cherche surtout à mettre en évidence les répercussions de ces événements tragiques à l’échelle des populations civiles, éternelles victimes de tout conflit militaire et héroïnes silencieuses de chacun de ses films.
Sans surprise, ce sur quoi se démarque Angelopoulos pour rendre cette histoire captivante n’est pas tant à chercher du côté des personnages, dont le développement reste fort modeste, que de la perfection formelle de son œuvre. Triple réussite : esthétique, photographique et technique.
Esthétiquement d’abord, Eleni est à mon sens pratiquement équivalent au chef-d’œuvre d’Angelopoulos, Alexandre le Grand. Les décors sont impressionnants, entièrement en image réelles, et surprennent sans cesse par la capacité du réalisateur à les renouveler plusieurs fois pendant le métrage afin de leur donner une consistance visuelle radicalement différente (cf. le village, la ville des musiciens…). Il se dégage de cette Grèce meurtrie par la pauvreté et la misère une surprenante beauté, à laquelle la poésie du cinéaste n’est évidemment pas étrangère, comme lors de ce passage dans un théâtre transformé en centre d’accueil pour réfugiés, littéralement sidérant d’originalité et bouleversant par son humanisme.
Sur le plan de la photographie le film marque tout autant. Très peu, voire pas de gros plan. Angelopoulos replace la famille dans le cadre général du peuple auquel elle appartient. Les plans larges sont omniprésents, faisant la part belle à la décrépitude des habitations, à cette foule dont l’informité perpétuelle n’exclue pas pour autant des manifestations d’humanité et de fraternité. Très marqué par les lignes de force, le découpage de chaque cadre offre une lecture intéressante, dont le regard des personnages apparaît rapidement comme l’une des clefs essentielles à leur compréhension. Ainsi cette mise à distance, toujours consentie – mais crainte – entre Eleni et son amant Alexis, permise par le fantastique travail du cinéaste sur la profondeur de champ ; l’éloignement, d’abord réduit à une pièce de la maison au travers de laquelle les deux personnages s’observent, s’accentue progressivement jusqu’à devenir infranchissable en sortant du champ de la caméra, devenant ainsi une réalité évoquée et non plus vue. La place de l’eau est à ce titre également importante, élément récurrent de la scénographie sous de multiples formes, toujours à la source d’un déplacement, d’une mobilité ayant elle aussi un pouvoir d’espacement, de mise à l’écart, consentie ou non.
C’est enfin surtout grâce à ses plans-séquences qu’Eleni a de quoi marquer durablement le spectateur. Spécialité d’Angelopoulos, ces plans atteignent ici un degré de maîtrise absolument effarant, qui plus est n’apparaissant jamais « forcés ». Voilà un film que le funeste Bi Gan par exemple n’a certainement pas vu, tant il rend compte à la perfection de l’utilité de cette méthode au-delà de son simple aspect spectaculaire. Chez Angelopoulos, le plan-séquence a valeur de découverte, de dévoilement aussi bien physique que métaphysique. Il est la promesse – pas toujours réalisée – d’une épiphanie, d’un drame capable de propulser une situation en apparence banale vers une forme de transcendance visuelle et poétique (cf. la scène du retour à la maison familiale après les funérailles sur l’eau, totalement stupéfiante et pétrifiante). L’énorme point fort de ces plan-séquences, c’est qu’ils font oublier la présence de la caméra, pourtant l’élément le plus susceptible de se trahir lorsque cette technique est employée. Le cinéaste parvient donc à objectiver avec brio le regard qu’il porte sur son film ; il fond parfaitement son ambition formelle dans sa maîtrise technique sans faille.
Pour autant, on pourra reprocher au film une certaine froideur émotionnelle, un manque de chair, de sensualité (pourtant entrevue dans Le Regard d’Ulysse). Cependant c’est une constante chez le cinéaste que de faire passer le réalisme des situations avant leur « poids émotionnel », très peu ou pas dramatisé. La dernière partie du film (au moment où Alexis s’embarque pour les États-Unis) est en cela une réussite puisque le hors-champ, mobilisé via la voix-off, devient alors la principale ressource sur laquelle se construit le récit d’une famille désormais éclatée et incohérente.
C’est durant ce dernier temps que la réflexion proposée par le réalisateur grec sur les déplacements forcés par la guerre, la séparation, la question de l’impossible retour aux origines (à laquelle fait subtilement écho l’histoire de la paternité perturbée des jumeaux) se fait la plus poignante. De nouveau, ressort inexorablement cette pensée que la fatalité en a après ceux qui ont dû quitter leur terre natale, les poursuivant partout où ils vont comme une « malédiction » (qu’une vieille femme invoque à un certain moment du film).
Sans doute un parallèle peut-il être dressé entre cette inéluctabilité du malheur et le référentiel au monde théâtral qui parcourt sous différentes formes l’ensemble du métrage ; comme si le fatum de la tragédie classique s’était invité au sein de cette terrible époque que fut le XXe siècle.
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le 19 mai 2021
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