Cela ressemble véritablement à un exercice dissertatif ; Godard prend plusieurs sujets, et les explore avec une dialectique impressionnante, et déconcertante même, car cela reste du Cinéma malgré tout, mais qui navigue entre toutes sortes de références, qui se fait côtoyer les pensées de Bergson avec celles de Bataille. Godard s’empare de plusieurs sujets ; l’amour, évidemment, comme le titre l’indique, mais également le devoir (ou le droit) de mémoire, la mort… Et bien sûr le tout dans une tonalité très politique, comme toujours chez Godard, qui ne cesse de relier le concept d’amour à celui de l’État, en s’appuyant sur Bataille justement ; L’amour ne peut passer un pacte avec l’État, et ne peux exister avec l’État. Il faut avouer que je ne suis pas forcément d’accord avec cette pensée, mais je la trouve intéressante, et Godard propose quelque chose de toujours stimulant intellectuellement, ce qui fait que son cinéma m’interpelle, m’intéresse de plus en plus au fur et à mesure que je vieillis, même si je ne suis pas pour autant un très grand fan.
Mais c’est une grande réflexion politique. Car tous les sujets qu’ils traitent sont politiques : amour, mémoire, mort, État. Tout est politique, car tout est idéologique, à partir du moment où nous prenons partis dans la description de certains concepts, quand on dépasse la définition originelle et objective des concepts. Or, c’est ce que nous faisons tout le temps, donc nous sommes toujours engagé, souvent malgré nous d'ailleurs. Mais tout est politique. Godard l’a bien compris. Même sur l’amour, les conceptions de Flaubert et de Stendhal ne sont absolument pas les mêmes par exemple… Flaubert louait plutôt le renoncement de La princesse de Clèves, dans le roman éponyme, alors que Stendhal déplorait ce renoncement, en grand représentant du romantisme français… Il voulait que la princesse de Clèves fonce vivre son histoire d’amour avec le duc de Nemours !
Cette exploration de l’amour par Godard est belle ; l’amour passion y est examiné, mais surtout l’amour de la lutte politique, et l’amour de l’art. L’amour c’est la passion ! Et la passion n’est pas exclusive. Mais c’est un film, qui, s’il est engagé, paraît également angoissé dans sa réflexion. Comme si Godard craignait l’avenir, sans pour autant idéaliser le passé. On ne sait plus lire, ni écouter, ni dire, en témoigne cette scène forte avec la femme âgée devant lire une lettre d’un soldat français durant la seconde guerre mondiale.
Les réflexions sur la mémoire sont très intéressantes, c'est que j'ai préféré dans le film, sans être à nouveau en total accord avec Godard. On y sent malgré tout un certain anti-américanisme, notamment dans le fait qu’il affirme que les États-Unis n’ont pas de mémoire, et donc qu’ils s’en achètent une. Je vois ce qu’il veut dire, mais il grossit quand même beaucoup le trait, même s’il adresse la même réflexion à tout le continent américain, et le problème qu’il pose est tout de même légitime. Ici, Godard aborde le problème identitaire, mais surtout l’anonymat de certains peuples qui ont une grande Histoire pourtant… Des apatrides, des misérables, car, comme il est dit dans le film, il y en a tellement maintenant, des misérables. Tout ça est très intéressant, d’autant plus que c’est beau, bien écrit, ça nous atteint même si nous ne sommes pas totalement en accord avec les pensées de Godard (qui s’assume en tant qu’artiste engagé idéologiquement, mais qui laisse place tout de même au questionnement, il ne s’enferme pas dans un dogmatisme exacerbé). Mais je suis en accord total avec lui par contre quand il affirme qu’il ne doit pas y avoir de devoir de mémoire, que la mémoire n’a aucuns devoirs et aucunes obligations… C’est simplement un droit. Le droit de se souvenir ou non. Mais la mémoire est forcément liée à l’histoire, et l’histoire est importante pour Godard, qui ne cesse, dans ce film, de faire des analogies avec des événements ou des personnages historiques en les transposant dans notre époque, comme pour Perceval et Eglantine.Il aborde également les grands conflits du XXe siècle, il explore le Vietnam, comme il l’a déjà fait plusieurs fois, Godard est fasciné par l’Histoire, et l’Histoire, c’est la mémoire. Où commence la mémoire et où s’arrête-t-elle ? La mémoire, c’est le souvenir, ou c’est l’histoire ? Que de questions éminemment philosophiques que posent Godard, et, à nouveau, c’est follement stimulant intellectuellement. Ah les souvenirs… Ce sont eux qui nous façonnent, malgré tout. Et comme le dit Bardamu, dans Voyage au bout de la nuit de Céline, « les souvenirs eux mêmes ont leur jeunesse… » Et il aborde aussi la mémoire à travers le cinéma ; le cinéma n’est-il pas aussi un outil de la mémoire ? Des films comme Shoah , par exemple, s’inscrivent totalement dans une conception de la mémoire comme devoir et non comme droit. La mémoire peut également être falsifiée, volontairement ou non. Elle ne sera jamais fiable ; et effectivement, Hollywood en a beaucoup joué, pour ré-écrire l’histoire (et Hollywood n'est pas le seul dans ce cas). Le droit de mémoire, est-ce le droit de ré-écrire l’histoire ? En cela, la mémoire ne serait-elle pas l’antinomie par excellence de l’Histoire ?
J’ai adoré les réflexions sur la tragédie, « dans la tragédie on est tranquille. » J’ai trouvé ça beau… Car c’est dans la tragédie qu’on aime le plus, et que la phrase de Saint-Augustin, citée à la fin du film, prend encore plus de sens ("la mesure de l'amour, c'est d'aimer sans mesure"). C'est profondément vrai dans la tragédie... Mais l'amour nous rend-il véritablement tranquille ? Pas pour le romantique... Mais pour un tragique grec par exemple, la réponse serait évidemment différente. J’ai aimé aussi cette phrase : « Un adulte, ça n’existe pas. » Que signifie être adulte ? Quitter l’enfance ? Mais pouvons-nous la quitter ? Autre phrase que j’ai beaucoup aimé : « Parlons des choses, mais ne parlons pas sur les choses. » Godard aborde le succès ou l’échec d’un film, le fait que l'on ne s’intéresse plus à l’art dans son essence, sa quiddité, mais au succès d’oeuvres d’art. On consomme l’art, mais on ne la vit plus, et ça, cela n’a jamais été aussi vrai qu’aujourd’hui. On préfère être factuel plutôt que pénétrer l'oeuvre d'art. Les faits, toujours les faits, encore des faits...
En tout cas, Godard ne cesse de penser, et ne cesse de penser par le biais du cinéma, je dirai surtout du montage, la principale arme cinématographique de Godard. Il réfléchit d’ailleurs sur le Cinéma lui-même (sur la capacité ou l’incapacité à filmer la Vérité, mais aussi sur le caractère mercantile qui guette le cinéma. mais tout art a toujours été commerce, c’est pour cela que Diderot parlait de l’artiste comme un artisan). Il réfléchit sur son art, sur sa légitimité, et sur l’accès à la Vérité que peut nous donner l’art. La Vérité est certainement triste dit à un moment une jeune femme dans le film… Je n’en sais rien. La Vérité, existe-t-elle ? En tant que nietzschéen, je me range plutôt du côté de Nietzsche lorsqu’il affirme que « la seule vérité de ce temps : rien n’est vrai, tout est permis. » Peut-on partir à la recherche de la vérité, comme le fit Malebranche ? Mais ce qui est beau dans la vérité, c’est non pas de la trouver, c’est bien de la chercher. La trouver serait une finitude, et on n’en serait que lésé, brisé, car on ne pourrait plus procéder à cette recherche. Il n’y a rien de plus beau que la recherche éternelle. Car on peut avoir profondément peur de la finitude, ce qui est le cas, à mon sens, de l'Écrivain, dans Stalker, qui refuse de pénétrer dans la chambre par peur du bonheur, car à quoi peut bien servir le bonheur si on y accède ? Il est parfois préférable de chercher le bonheur sans jamais le trouver, et c'est dans ce sillage là qu'est l'écrivain. Il en est de même pour la vérité, à mon sens. Rien de plus beau que de continuer à chercher la Vérité, et ne pas trouver de réponses, ne pas avoir de certitudes, celles-là même qui rendent fou pour Nietzsche, beaucoup plus que le doute. Shakespeare exprimait déjà cela dans Othello avec une modernité incroyable : « Être dans le doute, c’est être résolu. »
Mais comme souvent avec Godard, j’ai malgré tout du mal à parler du film lui-même, à l’analyser… J’estime que ses films ne doivent pas forcément s’analyser d’ailleurs, l’analyse biaise tout parfois. Mais il m’est dur de parler concrètement du film, car il me dérange, me déconcerte, mais c’est ce que j’ai aimé aussi, c’est ce qui m’interpelle, m’intéresse, et me fait voir Godard comme un des plus grands cinéastes qu’il n’y ait jamais eu. Car Godard ne cesse d’innover, de se ré-inventer, tout en restant fidèle à ses pensées. La réalisation du film est absolument magnifique, ce noir & blanc est d’une beauté incroyable, sublime les acteurs, et l’utilisation de la couleur dans le dernier tiers du film est sublime, ces mille couleurs qui nous parviennent et nous émeuvent. Les films de Godard sont de grandes oeuvres, celle-ci également. Je ne l’ai pas adoré, j’ai souffert aussi d’ennui par moment (car, parfois, être déconcerté par la forme plus que par le fond peut conduire à l’ennui... mais l'art, c'est aussi apprendre à souffrir, tout comme la philosophie, c'est apprendre à mourir pour Montaigne) mais cela reste des visionnages profondément intéressant. Cette oeuvre ne suscite pas un tonnerre d’émotions chez moi ; mais elle a le mérité de déclencher chez moi une émotion intellectuelle, l’une des plus belles en soi. Grande oeuvre.