Un article récent du New York Times révèle une tendance récente dans les bandes annonces de films : on y cache autant que possible le fait que ce sont des comédies musicales : pour conjurer le flop de certains titres récents, dont le West Side Story de Spielberg, et par peur de restreindre l’audience à laquelle ils pourraient s’adresser. Emilia Pérez n’échappe pas à la règle : à part quelques images subreptices, la bande-annonce met surtout en lumière le fait que nous sommes devant un nouveau film d’Audiard, qui suppose un univers criminel, des personnalités complexes et des enjeux narratifs puissants.


Autant d’éléments qu’il parvient parfaitement à délocaliser dans cet exercice de style, qui le voit non seulement intégrer un nouvel univers géographique (le Mexique, ses cartels, sa corruption généralisée), mais aussi, donc, générique, avec l’irruption de scènes chantées et dansées. Après la chronique intimiste de la jeunesse des années 10 (Les Olympiades), le western à l’américaine (Les Frères Sisters), le thriller des cités (Dheepan) ou le drame carcéral (Un prophète), Audiard renouvelle sa palette et élargit l’horizon de ses obsessions. On lui reprochera certainement une approche davantage narrative, voire romanesque dans les thématiques dont il s’empare, que ce soit sur l’impuissance d’un état face à sa criminalité ou la transition sexuelle d’un individu. Mais Audiard a toujours assumé la nature ostentatoire et dramaturgique de ses récits, qui jonglent avec les thématiques universelles de la culpabilité, le noyau essentiel mais névrotique de la famille, dans des dynamiques convoquant tous les ressorts de la tragédie. Et ce n’est pas faire insulte à la communauté trans, ou la population du Mexique que d’aller puiser dans leurs parcours tout le potentiel émotionnel, voire mélodramatique.


Emilia Pérez est un film qui, à l’image de son protagoniste, ose franchir les lignes, au risque d’en laisser certains à son seuil. Excessif, opératique, il commence sur les chapeaux de roue, mariant avec une aisance galvanisante l’exposition de milieux complexes (celui du crime, de la justice, de la chirurgie) et l’euphorie de la comédie musicale. Audiard ne cesse de maintenir les différents fils directeurs de son drame, tressant solidement la criminalité, la légalité et les enjeux familiaux. En résulte un maelstrom assez étonnant, qui convoque autant Cartel que Madame Doubtfire, déterre littéralement le passé et portraiture un pays comme une nécropole silencieuse.


Le film doit surtout sa réussite à son formidable trio de comédiennes, actant une autre transition, celle d’Audiard délaissant clairement le cinéma très masculin de ses débuts. Zoe Saldaña, jusqu’alors grimée par l’habillage numérique, en bleu (Avatar) ou vert (Les Gardiens de la galaxie), laisse enfin exploser à l’écran tout son potentiel, accompagnée par les intenses prestations de Karla Sofía Gascón et Selena Gomez. Les parties chantées, parfois inégales (celle du karaoké est par exemple dispensable), sollicitent chez elles une large palette émotionnelle, qui n’est jamais aussi intense que lorsque la rage s’y mêle, à l’image de ce banquet de bienfaisance où l’on fustigera la corruption. Et si la fin, comme souvent chez Audiard, se prend les pieds dans les excès du mélo sans parvenir à rester au niveau de ce qui précède, peut-être est-ce à mettre au crédit d’un genre, qui par essence précipite ses protagonistes vers des impasses (mexicaines) et exige de telles sorties de scènes.


(7.5/10)

Sergent_Pepper
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le 21 août 2024

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