Emily the Criminal, John Patton Ford, U.S.A, 2022, 96 min

Emily the Criminal, John Patton Ford, U.S.A, 2022, 96 min


Emily est une trentenaire bien sous tous rapports. Elle a un travail qui paye ses factures, elle a un toit au-dessus de sa tête et elle possède même une vie sociale. Emily est particulièrement douée pour le dessin et elle a fait de hautes études de graphisme en ce sens. Mais voilà, Emily a fait quelques conneries de jeunesse, et possède un casier judiciaire, en lien avec une obscure histoire de violence, où son tempérament un peu fort l’eut poussé à taper sur quelqu’un, mais cela n’est jamais vraiment explicité. Mais surtout, Emily a été arrêté pour conduite en état d’ivresse dans ses jeunes années étudiantes, alors que, moins beurrée et, plus responsables que ses camarades de jaille, elle prit le volant. Mais tout cela était il y a très longtemps.


Alors que tout pourrait rouler parfaitement pour Emily, le quotidien se fait un petit peu morose. Tout d’abord, elle doit rembourser son prêt étudiant, d’un montant exorbitant, et oui, le récit se déroule aux États-Unis, pas de Crous, pas de bourses. Là-bas, le coût des études n’est pas donné à tout le monde et dépasse allégrement les dizaines de milliers de dollars. Manquerait plus que les pauvres aient un accès facilité à l’éducation. Alors pour rembourser ce prêt, Emily fait un travail alimentaire. Elle prépare et sert des repas chez un traiteur pour des buffets d’entreprises, qui lui rappellent bien qu’elle ne puisse accéder à ce qui lui avait été promis lorsqu’elle a fait ses études.


Pour ce qui est de son logement, Emily est en colocation avec un couple d’émigrés asiatiques, qui ne parlent pas un mot d’anglais, et communiquent donc très peu avec elle. Ses réelles connexions sociales se révèlent finalement être un collègue de bureau qui profite un peu de sa gentillesse, et sa meilleure amie. Cette dernière, qui a fait les mêmes études qu’elle, évolue dans un bon poste, et lui montre chaque jour, involontairement, sa réussite. Ce quotidien si parfait de l’extérieur rappelle en permanence à Emily son échec personnel et professionnel. En fait, dès que l’émail est un peu gratouillé, la réalité se montre des plus tristes. La jeune femme ne s’en sort absolument pas, prisonnière du prêt étudiant qui l’étouffe et de ses erreurs passées qui lui ferment encore des portes.


Puis un jour, Emily est entrainée dans une spirale criminelle, et adhère particulièrement à ce nouveau jeu qui s’offre à elle. Avec une aisance admirative, elle s’embarque dans une arnaque à la carte bleue, dont les principales victimes sont en fait les véritables voleurs : des grandes surfaces. Ces enseignes exploitent leurs employés, tout en tenant les consommateurs à la gorge. Mais elle braque aussi des concessionnaires automobiles, bras droit d’une industrie ouvertement pollueuse et hypocrite, qui fait le jeu d’un capitalisme totalement incontrôlable. Emily, qui a tout fait pour s’intégrer dans une société qui ne veut pas d’elle, devient alors officiellement hors-la-loi, mais n’est-ce pas finalement là un parcours dont chacun pourrait s’inspirer ?


Ce premier film, écrit et réalisé par John Patton Ford s’avère absolument délicieux, dans le sens où il pose un dilemme moral très clair à son audience. Le personnage principal, l’Emily du titre, interprété par une extraordinaire Aubrey Plaza, est une anti-héroïne délectable, surtout à l’heure où s’identifier aux héros de cinéma est devenu un peu difficile. Ces derniers naviguent entre les productions de Super-héros aux entités hyper stéréotypées beaucoup trop codifiées, et les blockbusters antidatés. Je ne vise absolument pas les Marvel ou la saga Fast and Furious.


Emily the Criminal renoue avec un genre de cinéma hollywoodien très proche des années 1970, et ça fait un bien fou. Enfin un film qui parle des vraies gens avec de vrais problèmes, et présente des personnages auxquels il s’avère facile de s’identifier. C’est particulièrement appréciable, car il est aisé de vibrer avec eux selon les situations, avec l’adrénaline que ressent Emily lors de son premier coup. Le plaisir grisant, mais coupable de voler ceux qui se gavent sur le dos des plus modestes se déguste. Tellement d’autres petites joies sont ainsi disséminées un peu partout dans le récit.


La force de ce premier film réside également dans le tableau dépeint en second plan. Au-delà de l’arc construit autour d’Emily, qui compose la colonne vertébrale de l’œuvre, de nombreux sujets sont abordés de manière plus profonde, plus ancrée. Comme si suivre le personnage d’Emily permettait finalement de mieux percevoir une société malade, pas seulement l’Américaine, mais celle plus globalement capitaliste, qui est à peu près partout identique dans les pays occidentaux. Ces anomalies culturelles, comme la fausse promesse de l’intégration, sont pourtant assurées par les constitutions et les diverses devises (si cela est particulièrement vrai aux États-Unis, qui sont avant tout une terre d’accueil, ça marche aussi en Europe. Égalité n’est-elle pas une maxime affichée sur tous les frontispices des bâtiments administratifs français ?).


Par le biais d’une romance particulièrement bien amenée, et traitée avec une maestria qui rend caduques toutes les rom' com’ de ces 15 dernières années, Emily the Criminal permet d’aborder de front la thématique de l’immigration. Interprété par l’incroyable Theo Rossi, le personnage de Youcef est celui qui croit encore à un American Dream à l’ancienne. Cet homme un peu naïf, persuadé que lui aussi va pouvoir jouir de son petit bout de success-story, désire en toute simplicité acquérir une maison. Grosso modo avoir un toit au-dessus de sa tête, oui, son rêve c’est l’accès à un droit fondamental, volé également, par les sacro-saints propriétaires, véritable cancer de nos sociétés.


Youcef est un immigré, arrivé du Moyen-Orient, bien que ce ne soit jamais défini, son simple prénom et un léger accent permettent au film de ne pas s’attarder sur des détails. Peu importe d’où il vient, il est là. Mais Youcef essaye plutôt de se faire passer pour un immigré italien ou mexicain, comme son cousin qui se surnomme Javier. Le film distingue alors une sorte de honte qui réside chez toute une population qui se sent obligée de renier ses origines afin de mieux s’intégrer à une société qui de toute façon ne veut pas d’eux. L’hypocrisie générale de la modernité est ici intelligemment pointée par le biais de protagonistes touchants, profondément humains et terriblement bien écrit.


Une romance, loin de tout cliché, apparaît entre Emily et Youcef, qu’un monde semble opposer : elle l’Américaine diplômée et lui l’immigré réduit à braver la loi pour s’offrir un bout d’illusion. Pourtant, c’est avec lui qu’Emily va peu à peu devenir un cador de la criminalité. Ensemble, ils grandissent, évoluent et se complètent, démontrant avec finesse toute l’absurdité des différences. Celles cultivées par une société où une pseudo homogénéité permet de pointer du doigt ceux qui se refusent à respecter le dogme unique du capitalisme version XXIe siècle. Puisque finalement, tout cela n’est qu’une question d’êtres humains, constitués par une nature qui se fiche des doctrines de toutes sortes, que ce soit religieux, ethniques ou nationalistes, en réalité on s’en fout royalement.


Emily the Criminal compose un tableau sensible et rare, qui fait le plus grand bien. Maline et particulièrement bien écrite, cette chronique des temps modernes, teintés de drame et de film de gangsters, peut sans difficulté rappeler les œuvres mythiques du Nouvel Hollywood. Son impact ne pourra être aussi important, noyé sous une production beaucoup trop axée sur le divertissement massif pur et dur, pourtant. Il établit cependant un lien pas si simple entre le divertissement populaire (par son côté thriller) et une dimension plus réflexive (par le drame qu’il conte). Loin de mépriser les blockbusters, qui ont tout autant leur place dans les cinémas, c’est plus la stratégie actuelle des studios et la saturation de préquelles, séquelles, reboots, sagas, et une inexorable sérialisation du médium qu’Emily the Criminal vient pointer involontairement.


En bref, ça fait un bien fou, Aubrey Plaza et Theo Rossi sont absolument magistraux et leur alchimie vous hantera bien après le visionnage, tout comme le parcours d’Emily. Ce personnage, qui a tout pour devenir iconique, rappelle aisément tous ceux qui face à ce mur qu’est une société malade et hermétique où ils vivent, se métamorphosent involontairement. Des Bonnie et Clyde du film éponyme de 1967 au Travis Bickle de « Taxi Driver » en passant bien sûr par le Michael Corleone de « The Godfather », ou encore le Jason Staebler de The Kings of Marvin Garden, Emily correspond à toutes ces entités de celluloïd qui après avoir tout bien fait comme on leur a dit de faire, se dressent à leur manière contre l’institution. C’est pourquoi Emily the Criminal a la capacité de toucher un public très large.


Cette première œuvre de John Patton Ford se révèle particulièrement mature, et la suite de sa carrière ne peut que laisser rêveuse, comme retrouver Aubrey Plaza et Theo Rossi dans des rôles enfin à leurs mesures. Ne passez donc pas à côté de ce petit film, c’est devenu une espèce bien trop rare de nos jours pour se permettre d’en faire l’impasse. Et comme le dirait un célèbre groupe en rage contre la machine : « ’Fuck You, I Won’t do What You Told Me », ce qui résume parfaitement la personnalité et le parcours d’Emily la criminelle.


-Stork._

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le 7 oct. 2022

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