La culture du viol résumée dans un film

Quand le film est sorti au cinéma en 1974, celui-ci a fait fureur. Scandaleux, subversif, résolument moderne. Mais depuis, Emmanuelle a terriblement vieilli. Je dirais même qu'en 2020, ça ne passe pas du tout. Je n'arrive pas à porter ne serait-ce qu'un regard bienveillant ou nostalgique sur ce film, l'air de dire "aaaah, les années 1970" en soupirant.

Posons le cadre : Emmanuelle est une jeune femme fraîchement mariée à un diplomate qu'elle rejoint en avion à Bangkok. La maison de rêve qu'il a fait construire pour elle s'avère être une prison dorée dans laquelle elle s'ennuie fermement. Alors que son mari ne cesse de lui répéter qu'elle est libre de coucher avec d'autres personnes - même si je doute fort qu'on se sente libre quand on fait face à autant d'insistance -, on découvre peu à peu un cercle de libertin.e.s assumé.e.s qui poussent (obligent ?) Emmanuelle à adopter leur conception du sexe et tous les comportements qui en découlent. Elle cède, puis part avec une femme dont elle tombe sous le charme et qui finit par la rejeter. Entre temps, Ariane, une de ses "préceptrices" libertines se fait violer par le mari d'Emmanuelle et tout le monde s'en fiche. Emmanuelle revient et accepte de suivre le parcours initiatique sexuel que lui propose Mario, une espèce de vieux sage libertin dieu du sexe incarné par Alain Cuny - on a attendu le cunni tout le film mais il n'est jamais arrivé.

Ce parcours initiatique est essentiellement sexiste. Non seulement il consiste à apprendre à Emmanuelle à s'offrir sans résistance à toutes les personnes qui croisent son chemin et qui lui manifestent leur désir, mais en plus, l'enseignement de ce précepte passe par une mise en pratique rituelle qui se traduit par des viols à répétition. On comprend qu'à terme, elle doit ressembler à Ariane - une femme en réalité soumise à la domination et à la violence des hommes. Quel beau résultat : des violeurs et des femmes violées comme si c'était normal au nom du libertinage ! À ma connaissance, le libertinage se définit par des pratiques consenties par toustes et non par un refoulement du consentement sous prétexte de libération sexuelle. Ici, il apparaît que les femmes doivent se tenir à disposition et retirer du plaisir de toutes les situations, même forcées. Si les femmes blanches, riches et privilégiées sont fétichisées et hypersexualisées par le male gaze aussi bien de devant que de derrière la caméra - tandis que les hommes font l'amour habillés ; oui oui, on en est à ce niveau-là de ridicule -, alors imaginez la représentation qui est faite des femmes thaïlandaises, qui subissent une double domination, colonialiste et patriarcale.

Effectivement, le film donne une bien piètre image des Thaïlandais. On remarque que lors du rite initiatique d'Emmanuelle, ce sont toujours les locaux qui la violent, qui endossent ce mauvais rôle mais nécessaire pour qu'elle s'ouvre. Pourtant, le viol est parfaitement intégré dans ce cercle de libertin.e.s au sein duquel les femmes ont appris à s'offrir. En dehors du viol formulé d'Ariane, même les rapports qui apparaissent consentis sont en fait des viols parce qu'ils se déroulent sous la pression du groupe. Pour être une bonne libertine dans ce film, on désapprend à dire non pour apprendre à dire oui même quand l'envie n'y est pas.
Chez les occidentaux blancs et riches, le viol est présenté comme un acte consenti et libéré. En fait, le film nie véritablement le viol en ce qu'il le fantasme, le transcende, l'esthétise et le mystifie. Mario constitue l'étape ultime de ce parcours initiatique. Lui sera doux, il fera attention au plaisir d'Emmanuelle parce que la fleur se sera ouverte à grands coups de massue ultra-violents, prête à être cueillie.
Encore une fois, dans la culture du viol, c'est toujours l'Autre le violeur, la bête, celui dont la sexualité dérange. Cet Autre, c'est l'homme racisé parce que l'homme blanc a peur de se voir devancer, castrer, illégitimer sur le trône de ses privilèges ; alors il ressent le besoin de revaloriser sa sexualité en rabaissant celle de l'Autre. C'est le terrain d'affrontement parfait pour ce rapport de force qui pue le colonialisme entre les hommes dominants et les hommes dominés. Évidemment, les femmes en sont les victimes. Leur corps est l'instrument de la conquête du pouvoir.

Par ailleurs, ce film est profondément agaçant car il voudrait parler d'une libération sexuelle universelle en érigeant en figures de cette universalité des blancs, riches et privilégiés. Quel bel échantillon représentatif de l'humanité ! En matière de colonialisme, on frise la perfection.

Enfin, ajoutez à ce discours odieux des acteurs au jeu aussi naturel que celui de mes pieds, des dialogues plats, des voix françaises qui semblent tout droit tirées d'un mauvais doublage alors que c'est sa VO, et des scènes de sexe ridicules où les hommes sont quasiment systématiquement habillés. L'érotisme est dans toutes les bouches, mais à aucun moment on ne le perçoit à l'écran. Bref, ce film n'a rien pour lui, il porte un discours dégoûtant mais n'a même pas la forme pour se sauver. Heureusement, car je n'aurais pas eu envie de pouvoir lui trouver quelque chose.

leonight77
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le 25 avr. 2020

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