Regardé complètement par hasard sur un coup de tête, je ne m’attendais pas à un coup d’éclat aussi intense... En effet, je ne pense pas être particulièrement sensible à l’actualité, la cause ouvrière, ou tout ce qui touche à employabilité en France. Mais En guerre dépasse tous ces aspects politiques pour aller au-delà, dans un terrain propre à la condition de l’homme moderne face à l’absurdité et l’ironie d’une organisation qu’il ne contrôle plus. En guerre est une dénonciation vibrante du système capitaliste dans son ensemble, la froideur des institutions, la frustration face à un système immuable. Le conflit entre la Justice, l’Etat et les grandes entreprises prend tout son sens dans une montée crescendo en tension qui explose en un final bouleversant.
Dès les premières minutes, En guerre nous place dans le contexte tendu de lutte, une réunion entre les représentants des différents syndicats et les patrons d’une usine, face à face. Un accord avait été signé afin de maintenir une usine en fonction pendant encore 5 ans au prix de nombreux sacrifices de la part des employés. Le groupe responsable a décidé de la fermer au bout de 2 ans seulement. Laurent (Vincent Lindon, seul acteur professionnel du long-métrage) est nerveux, direct et sincère, il s’impose comme la figure de proue de ce mouvement ouvrier que l’on va suivre pendant ces deux heures éprouvantes. Dès le début, on le voit s’enflammer lentement, tout en essayant à tout prix de maintenir son calme, dans une rage sourde. La caméra à l'épaule donnant un aspect documentaire à l'action, réalisme renforcé par les quelques coupures de format reportage, relatant l'image caricaturale transmise par les médias. L’entreprise n’a pas tenu sa promesse, quand tous les ouvriers ont consentis à abandonner leur prime et à travailler 40h par semaine. Ils décident donc de bloquer l'usine jusqu'à ce que cette décision de fermeture soit révoquée. C’est un sentiment de frustration, une colère sourde contre le calme apparent et la logique inhumaine du système qui va animer le chef de file, qui va diriger le mouvement de protestation toujours plus loin. Face à des contre-arguments toujours plus absurdes, on voit les ouvriers se reprendre, chercher leurs mots, se couper la parole. Le film, tourné sans texte mais avec une trame générale, frappe par un naturalisme sincère et une mise en place de situations plus que réalistes, poussées dans un jusque boutisme et une ferveur propre au cinéma.
Le suivi des actions de ces ouvriers démontre l’inefficacité et l’incapacité d’arriver à prendre en compte le cadre humain dans les équations de l’entreprise. En guerre est monté d’une main de maître, avec des séquences durant les réunions qui atteignent vite un point de non-communication infranchissable entre la logique de progression de l’entreprise, et l’humanité des ouvriers dans une région dévastée professionnellement par le chômage. Les moments de vérité face aux divers représentants du système sont particulièrement marquants et peuvent même prêter à rire parfois, comme à l’invasion du medef: « Bah nous non plus on peut pas aller plus loin, alors on reste ici ! ». La ténacité et le franc-parler du héros touchent et montrent à quel point le système entrepreneurial efface toute logique relationnelle pour une « vision d’ensemble » qui porte préjudice aux individualités et oublie l’homme dans la machine de l’entreprise. Les réunions internes entre les membre des syndicats sont également un bon indicateur de la tension du système. Le jeu de pouvoirs entre l’incapacité de l’état, ne pouvant intervenir que par appui moral, la justice, qui est bloquée dans les logiques des lois et donne raison aux grandes entreprises, qui elles-mêmes s’appuient sur l'incohérence d'un système qui oublie l'homme au profit de la liberté d'entreprendre, liberté défendue par l'état, dont les représentants se trouvent tiraillés entre la justice morale et institutionnelle.
Le groupe de protestation se retrouve toujours face à quelqu’un qui ne peut avoir d’appui, des représentants qui délayent leur demande, jouent avec l'hypocrisie générale propre au monde de l'entreprise où l'on peut être occupé et injoignable par stratégie. Laurent entreprend des actions de plus en plus audacieuses jusqu’à la rupture par la violence quand ils arrivent finalement à atteindre leur objectif. Ce n’est qu’après 2 mois de protestations et au prix d'actions remarquables d’audace que, finalement, ils arrivent à se retrouver face au chef d'entreprise. Les allemands, responsables du groupe réagissent enfin, et acceptent de rencontrer les syndicats, où Laurent ne peut plus se contenir et explose dans un monologue peut être un peu poussif et qui s'éloigne d'une approche réaliste que l'on avait jusqu'à maintenant, mais qui m'a tout de même touché par la sincérité qui s'en dégage.
C’est véritablement un soucis d’organisation et de ténacité qui fait que les ouvriers ne se sont pas encore soulevé, on se rend compte ici que c’est réellement ces gens qui ont le pouvoir de production, c’est d’eux dont dépend la force capitaliste, mais il est impossible pour eux de maintenir leurs convictions en raison de ce système largement établi qui crée des dissensions. La consommation toujours poussée, et les nécessités pécuniaires les entravent et forcent certains d’entre eux à accepter les compromis proposés par l'entreprise, source de la rupture interne. Laurent n’est pas seulement en guerre contre les grandes entreprises, mais contre l’idée même d’abandonner, contre les dissensions et pour l'intérêt à échelle humaine de sa région, pour que la justice à hauteur d’homme soit faite.
La musique de Bertrand Blessing m’a particulièrement marqué avec ces nappes de sons électroniques abrasives qui nous prennent aux tripes en faisant parfaitement sentir à quel point la cause les accule et nous place dans cette atmosphère anxiogène, où l'on est toujours prêt à ce que la violence éclate à tout moment. Les séquences avec les manifestations et des confrontations physiques quand la tension monte sont montrées sans bruitages, avec cette musique qui habite l'espace sonore d'une manière dense et brutale, comme pour nous mettre en face de cette cause que soutiennent ces personnes en colère mais avec des actions vaines, sans autres conséquence que l'expression d'une rage sourde.
En guerre est un film vivant, qui dénonce la froideur des institutions. Porté par un Lindon nerveux, à bout de souffle et passionné, sans concessions et dans une démarche naturaliste qui rend le tout sincère. c'est un film qui m’a pris aux tripes, où l'action jusqu'au boutiste atteint son paroxysme et le héros s'élève en leader acharné d'une cause à la logique humaine, qui permet d'exprimer toute la frustration ressentie face à un système à visage humain qui oublie l'individu au profit du protocole et des lois, démontre cette lâcheté institutionnalisée d'un monde qui promeut le profit au détriment de la logique et de la sensibilité. C'est la loi du plus fort, et les plus forts sont ceux qui connaissent le mieux leur force et restent soudés. Karl Marx a annoncé le soulèvement inéluctable de la classe ouvrière face à l'oppression de l'empire capitaliste, En guerre montre à quel point cette force qui paraît immuable repose sur des appuis aussi frêles que tous ces travailleurs qui produisent plus qu'ils ne gagnent.