Religion, Sexe, Frustration, Radicalisation, Terrorisme, Société, Numérique, Héritage : En partant d'une question aux apparences naïves sur les variations représentationnelles du paradis, la journaliste Nedjma (Salima Abada) met à jour plusieurs maux qui minent la société algérienne, ou comment le réalisateur (Merzak Allouache) interroge-t-il la relation entre éthique et esthétique à travers sa docu-fiction ?
Portraitiste de l'Algérie contemporaine et de sa diaspora dans ses fictions telles que Omar Gatlato (1976), Salut cousin ! (1996) ou Chouchou (2003), Merzak Allouache dans Enquête au paradis (2018) mêle cette expérience avec l'exercice du documentaire. En questionnant l'imagerie paradisiaque dans la propagande islamiste et salafiste et les nouvelles méthodes d'enrôlement de ce radicalisme, il rappelle le passé douloureux des Algériens : La colonisation (1830 - 1962), la guerre d'Algérie (1954 - 1962) et la guerre civile de la décennie noire (1991 – 2002) alimentée par le retours des moudjahidin algériens de la guerre d'Afghanistan (1979 – 1989) pour finalement s'interroger sur le devenir de ce pays, qui est devenu à l'aube des années 1990, un épicentre du terrorisme dans la zone sahélo-saharienne.
Ainsi, malgré un argument de fond solide, le défi pour le réalisateur d'un documentaire, a fortiori de 2h15, reste de tenir en haleine son spectateur, notamment par la forme de son discours filmique. Même si, de mon point de vue, les spectateurs d'un documentaire accordent plus d'importance au sujet lui-même qu'à sa mise en forme. En effet, on adjoint souvent le réel et l'éthique au documentaire tandis que l'idéel et l'esthétique sont attachés à la fiction. En somme, ces frontières poreuses délimitent la fiction comme production de l'imaginaire et le documentaire comme reproduction du réel. Certes schématique et soumissible à plusieurs contre-exemples, ce cadre reste révélateur de bon nombres de représentations et est largement objectivable. Les cinéastes du réel ont une finalité didactique tandis que les réalisateurs de fiction ont une finalité dramatique. Pour cause, le genre du documentaire semble être soumis à de nombreux cadres structurants : immersion en caméra portée, champs contre-champs et caméra fixe pour les interviews, une voix-off, des images d'archives voire des reconstitutions. Sortes de passages obligés comme un plan zénithal chez Wes Anderson, une caméra flottante chez Terrence Malick ou un plan séquence chez Stanley Kubrick. Ainsi, sa forme codifiée peut entraver la pleine expression esthétique du documentaire car elle serait perçue comme une prise de distance vis-à-vis du sujet d'enquête. Par ailleurs, elle romprait le « pacte documentaire » (Barbara Levendangeur) entre le réalisateur, le spectateur et le sujet filmé qui engage la représentation du juste. Dès lors selon un gradient d'objectivité, l'esthétique apparaît nécessaire, secondaire ou comme un obstacle. L’œuvre du documentariste Frederick Wiseman, non pas moins engagée, vise l'objectivité et abandonne interviews et voix-off au profit de longs plans-séquences conçus comme « bloc insécable d'espace-temps et de réalité » (Barbara Levendangeur) qui laissent le spectateur tirer ses propres conclusions. On remarque par ce montage lâche et cet abandon de la recherche esthétique que le réalisateur-observateur se place dans la veine du cinéma-direct. Rien à voir avec le réalisateur-participant Raymond Depardon qui assume ses prise de position par les voix-off ou Merzak Allouache qui assume son point de vue dans la mise en situation des événements.
En effet, ce dernier en assumant sa subjectivité, s'écarte de la doctrine documentaire de « l'art est limité par les faits » (Barbara Levendangeur) . En faisant le choix de la docu-fiction, Merzak Allouache n'enseigne plus mais il raconte une histoire avec une structure dramatique. Enquête au paradis est alors une forme hybride dans laquelle se côtoie les personnages écrits : les acteurs et les personnes non-écrites : les agents. Mais la frontière n'est pas si évidente. En donnant une épaisseur au personnage de Nedjma (Salima Abada), le réalisateur partage son point de vue et fait d'elle son double écrit : libéral et féministe. Toutefois, il ne rompt pas totalement avec l'objectivité visée par le documentaire, car il mise également sur la spontanéité du personnage en filmant ses émotions et ses réactions premières lorsqu'elle découvre les vidéos des prédicateurs ou qu'elle improvise certaines partie d'interview. Dès lors, la frontière entre Nedjma et Salima est difficile à discerner. Mais, c'est surtout le noir et blanc qui représente le parti pris esthétique du film. D'abord on peut croire à une illusion d'objectivité, qui présenterait tous les protagonistes sur le même plan duochrome : les anonymes, les célébrités, les modérés, les radicaux. Mais, son utilité première est de ne veut par aveugler le spectateur par la myriade de couleurs algériennes où l'ocre saharien se mêle à l'azur méditerranéen. Le réalisateur souhaite, selon ses propres dires, que « le verbe prime sur l'image » ou autrement dit que l'éthique l'emporte sur l'esthétique.
La dimension citoyenne est intrinsèque à la production artistique dans la mesure où elle est un substrat favorable au débat. Ainsi en questionnant l'interprétation des 72 vierges coraniques, le réalisateur soulève en réalité des questionnements beaucoup plus sociétaux comme la place des femmes et de la sexualité, ce que met en avant les ouvrages de Leïla Slimani, notamment Sexe et mensonges : la vie sexuelle au Maroc (2017), ou les articles de Kamel Daoud. Ce qui mérite notre attention, c'est que Merzak Allouache, a proposé de donner gratuitement une copie aux chaînes de télévision algérienne afin qu'il l'a diffuse : Aucune réponse.
« Le réel doit être fictionné pour être pensé » - Jacques Rancière, Le partage du sensible, 2000