Enter the void, comme un hommage sous LSD à 2001, et projet à très long terme que Noé tient à créer, à parachever depuis plusieurs années (en fait, bien avant Irréversible), est une espèce de magma audacieux et tout-puissant qui, et même chez les fans purs et durs du cinéaste, divisera très certainement. Enter the void semble échapper à toute rationalisation, à tout contrôle, et dans un étrange mouvement absorbé, il est à la fois complexe et naïf, lyrique et démonstratif, hypnotique et ennuyeux, brillant et maladroit. Enter the void, simplement, est unique car il est tout et son contraire.
Errance d’un esprit désincarné (celui d’Oscar, jeune dealer abattu par la police) flottant parmi les strates de ses souvenirs et d’une réalité qui s’évide progressivement, Enter the void permet à Noé, d’une façon absolue, définitive, de déconstruire, de pulvériser le langage, les codes et les effets cinématographiques pour aborder, avec une perception étonnante du temps et de la matière, ses thèmes de prédilection (il y a même à s’interroger sur ce que va pouvoir faire Noé après un film qui paraît si exhaustif formellement et jusque dans ses intentions).
Dès le début de sa grande œuvre, Noé annonce le programme et les divagations à venir ; une discussion entre Oscar et son ami Alex sur Le livre des morts tibétain laisse entrevoir les futurs événements qui vont engloutir les 2h30 d’Enter the void. Éprouvant de par sa durée, son caractère cyclique et obsessionnel qui donne l’impression de ne jamais avancer (ni s’arrêter), le film emprunte ainsi le cheminement cérébral décrit, prédit dans l’introduction. Celle-ci positionne le spectateur (et la caméra) à la place d’Oscar, physiquement, littéralement, Noé accentuant ce rapprochement affectif en suggérant, par de brefs inserts noirs, les battements de paupières.
Puis, à l’instant de la mort d’Oscar, la caméra s’élève pour prendre la place de son âme qui, par sauts et fulgurances dans l’architecture labyrinthique de Tokyo (et jusque dans son ciel nocturne), va observer les conséquences de sa disparition en parallèle avec les fragments lointains de son enfance et de sa vie, eux-mêmes entremêlés aux jours précédant les événements présents. "Vivre est un acte égoïste, survivre est une loi génétique", est-il dit dans Seul contre tous ; Enter the void, lui, restructure ce postulat dans un élan émané, vivre s’accomplissant comme une attente, un spasme immobile, et survivre un voyage syncopé par-dessus les vies, passées, présentes et futures.
De ce continuum espace-temps tel un kaléidoscope mental dont l’étourdissement et l’épuisement seraient les principales (les seules ?) volontés (faire du film l’équivalent d’une expérience psychotrope ou hallucinogène), Noé en soustrait les extrêmes convulsions et, dans le tumulte d’un dernier quart d’heure "orgasmique", les plonge en motifs sidérants au cœur du Love hotel, lupanar cosmique d’où surgit l’accomplissement d’une réincarnation merveilleuse (encore l’idée de pérennité) lors de coïts étranges, transcendés et comme fantasmés en d’incroyables déchirures de lumières, en volutes de l’insaisissable.
Si l’influence du 2001 de Kubrick ne cesse de travailler Noé, de le hanter depuis et pour toujours (image indélébile de l’enfant astral, trip ultime, processus de la vie et de la mort), elle revêt ici une spécificité encore plus directe, plus achevée que dans Irréversible. Mais Enter the void, et même dans sa perspective égotiste, démiurgique, n’oublie pas de convoquer aussi Jodorowsky, Lynch, Iskanov, Anger, Sokourov, Miike, Bokanowski, Peter Tscherkassky (Outer space, Dream work), tous ces magiciens subversifs de l’image, tous ces conteurs formalistes et d’avant-garde que Noé approche, tutoie, se sert dans le prolongement apprivoisé de ses hallucinations. On pense également au New rose hotel de Ferrara, à Elephant d’Alan Clarke, à tous ces films "concept" qui tentent de redéfinir, de recomposer (presque ex nihilo) une approche artistique et contemporaine de l’objectivité/subjectivité, du rythme narratif non plus envisagé comme un simple transport linéaire, mais avant tout comme un vocabulaire, un médium sensitifs construisant une appréciation onirique, altérée mais sublime, de la réalité, voire de toutes les réalités (visibles et/ou invisibles).
Dans la démonstration implacable de sa virtuosité formelle, perdue entre technique éblouissante et excès d’ambition, Noé ne se dépare jamais de ces plans impossibles qui font jaser (là un fœtus ensanglanté, ici une éjaculation de face et en très gros plan) ni de cet univers de vices, de drogues, de sexe glauque et de boîtes de nuit interlopes. Il s’enivre, se noie comme sous les trombes de plans tournoyants et psychédéliques, de bruits et de sonorités technoïdes, de clignotements, de vrombissements, imaginant, organisant un monumental amas d’éclats et de couleurs (la photographie de Benoît Debie est superbe, magnifiant Tokyo de mille et une nuances), d’impressions au ventre, dans les yeux, sous la peau, de bouleversements foudroyants du corps et des sens.
Il y a, mais ici dans une moindre intensité, ces mêmes sentiments d’impuissance, de peur et d’ensorcellement mêlés qu’à la fin d’Irréversible, de La vie nouvelle de Grandrieux ou de Mulholland Drive de Lynch, cette évidence vertigineuse, et plus terrifiante qu’un gouffre ouvert soudain à nos pieds, qui nous fait nous demander comment il est encore envisageable, ne serait-ce qu’une seule seconde, d’apprécier et d’estimer le cinéma dit "normal" après avoir vécu un tel égarement qui ouvre à de possibles infinis, s’entête au-delà de toute prouesse et de tout raisonnement.