Il est surprenant pour un film en forme de voyage, traversant presque l’Europe, que de voir son protagoniste aspirer tant qu’il peut à revenir à son point de départ. Séparé de sa maîtresse à cause de la faillite du cirque dans lequel ils se produisaient, l’âne Eo se retrouve baladé de lieux en lieux, de propriétaires en propriétaires pour le meilleur et pour le pire. Son épopée n’est donc pas de son fait mais de celui de ceux qui croisent son chemin. Le monde, celui des hommes, lui est imperméable. Frappé d'incompréhension à tout moment, il est guidé par sa nature et, en de rares instants, par le souvenir de la tendresse de sa maîtresse le menant à sa recherche.

Il n’est que peu question de la jeune fille qui, de la même manière que son petit compagnon, doit se résigner aux mutations de son entourage. Son retour comme miraculeux à Eo dans la ferme où il a été recueilli, est contrarié par son compagnon à qui sa moto donne raison. Dans le monde dénaturé qu’est celui du film, le pouvoir est aux machines et à ceux qui le contrôlent. Eo se retrouve à la fois un hybride que se partagent la nature et la civilisation et un anachronisme désuet. Remplacé par les automates il n’est plus utile que pour la consommation que ce soit sa viande ou comme divertissement. Il est à la fois trop domestiqué pour que son destin échappe aux mains des hommes mais reste un animal qui ne peut concevoir les enjeux placés sur lui

. Il est un martyr du progrès et de l’avancement comme en témoigne la pince terrifiante qu’il croise en traversant un terrain vague, quotidienne pour son maître, eldritchienne pour le petit âne.


Loin de l’humaniser, le réalisateur ne se prive pas de le rendre expressif et sympathique. Il est perpétuellement filmé à ” hauteur d'âne” comme s’il était un acteur comme un autre. Un protagoniste privé de langage laisse pleinement la place à l’émotionnel et au sensoriel qui guident ensemble l’expérience du film.

On se surprend à penser que l’âne est bon acteur, se permettant même quelques instants de comédies sans lesquels les moments de grâce et de drames du film perdraient de leur superbe. Après s’être ému du petit âne face au sublime d’un coucher de soleil, on le retrouve dans une comique course poursuite avec deux pompiers.

Car le film varie les tons aussi bien qu’il varie dans l’esthétique. Son ouverture cauchemardesque de flashs rouges et noirs, enveloppée de la voix désespérée de la jeune dresseuse laisse présager un film grisant de lumières, de sons et de montages que la scène suivante dément presque immédiatement par son réalisme.

Le film prend le temps de nous surprendre en mesurant ses effets. Il choisit ses moments pour la contemplation comme pour reprendre son souffle et laisser son petit âne reprendre ses esprits.

Sa longue errance prend fin dans une déambulation déchirante vers l'abattoir, dont Skolimowski nous épargne, heureusement, le terme sans laisser place au doute quant à la fin de notre protagoniste. Cette fin est d’autant plus frappante qu’elle est interminable aussi bien qu’elle est incompréhensible et brutale. Montrée en un sinueux plan séquence suivant Eo comme noyé au milieu d’un troupeau de vache dans lequel il se trouve comme par accident, immédiatement après avoir quitté le jardin de son sauveur.

La parole n’est pas aux Hommes dans cette fable aux airs de contes philosophique, sans les comprendre on laisse “parler” les animaux dans la cacophonie d’une écurie ou troublant à peine le silence d’une forêt. Quand ils parlent ils scandent ensemble ou ne se comprennent pas. Certains parlent à Eo et s’imaginent ses réactions comme le feraient les spectateurs. Le dernier de ses propriétaires s’excuse d’avoir mangé tant de saucisson et s’invente avoir offensé l’âne.

C’est la barrière du langage qui amènera à la mort brutale du chauffeur de poid lourd, un autre moment ou le film se permet de nous surprendre en peignant une monde incertain et imprévisible.

On retrouve tout de même une scène de dialogues présentée comme tel vers la fin du film où, après avoir traverser l’Europe, de la Pologne à l’Italie, on oublie un instant notre petit âne pour se plonger un peu dans une intrigue d’héritage aux relents incestueux. Isabelle Huppert, comme un cheveu sur la soupe en bourgeoise terrible, nous explique bien plus qu’elle ne nous livre un drame familial qui entache quelque peu la conclusion du film tant il paraît inadapté. Ajoutons que sa performance ressemble à une parodie de ce que l’on se figurerait une actrice dramatique française tant elle est peu inspirée.

Peut être est-ce là une manière de nous mettre à la place de notre protagoniste, lui aussi soumis aux drames de la vie des hommes sans tout à fait les saisir et en en restant extérieur.

Comme Skolimowski l’a fait il y a de cela bientôt soixante ans devant le Balthazar de Bresson, on pleurera devant les malheurs de son âne Eo. A cela près que Au hasard Balthazar est un film d’hommes où l’âne est un prétexte là où Eo est un film d’âne où il est un témoin de la vie des hommes, de leur tendresse comme de leur cruauté.




lolitanie-enbloc
8

Créée

le 19 déc. 2022

Critique lue 24 fois

1 j'aime

Critique lue 24 fois

1

D'autres avis sur EO

EO
takeshi29
9

A-t-on déjà vu un âne palmé ?

Il me reste encore quelques films de la compétition officielle à voir mais je n'imagine pas que cet "EO" puisse être détrôné et ne pas recevoir "ma Palme" 2022. Jerzy Skolimowski est un de mes dieux...

le 8 oct. 2022

62 j'aime

11

EO
B-Lyndon
4

Dévorer le monde

Dans la profusion d'images et de sons, parfois étonnante et vivifiante, parfois pataude et clippesque, que le film orchestre ; quelques moments me semblent touchés par la grâce. Jamais de ma vie je...

le 21 oct. 2022

55 j'aime

5

EO
Dagrey_Le-feu-follet
7

L'odyssée d'EO parmi les hommes...

Séparé de sa dresseuse suite à l'interdiction d'utiliser des animaux dans les cirques, EO entame une odyssée parmi le monde des hommes. EO est un drame polonais de Jerzy Skolimowski de 2022. Ce film...

le 22 oct. 2022

29 j'aime

17

Du même critique

EO
lolitanie-enbloc
8

The new Jerzy

Il est surprenant pour un film en forme de voyage, traversant presque l’Europe, que de voir son protagoniste aspirer tant qu’il peut à revenir à son point de départ. Séparé de sa maîtresse à...

le 19 déc. 2022

1 j'aime

Feu follet
lolitanie-enbloc
4

Sodade et Gomorrhe

Feu follet fait l’effet d’un film que se partagent trois histoires, que séparent à la fois le temps et le ton. La première , dans la chronologie du film, est celle de la mort de notre...

le 19 déc. 2022