En juin dernier, Jerzy Skolimowski, 84 ans, recevait le prix du Jury à Cannes pour son dernier long-métrage, EO. Avec ce film très original racontant l’errance d’un âne à travers l’Europe, le cinéaste polonais met en évidence l’absurdité des hommes ainsi que leur cruauté. Road movie onirique, poème visuel, réquisitoire contre la maltraitance animale, le film de Skolimowski est aussi dérangeant dans son propos qu’audacieux dans sa forme.
Résistance asinienne
Eo (Hi-han) est séparé de sa maitresse suite à la fermeture du cirque où ils avaient leur numéro. Transbahuté dans un haras, au milieu de chevaux de course, Eo se lasse d’attendre le retour de sa belle et prend la poudre d’escampette. On suit alors son odyssée à travers la Pologne et au-delà, au gré de ses rencontres avec des humains plus ou moins bien intentionnés. L’âne, cet entêté de première, résistant par nature aux ordres, au fouet et au bâton devient ainsi le témoin privilégié du comportement des hommes, de leur turpitudes et de leur inconsistance. Une idée géniale reprise d’Au hasard Balthazar de Bresson et ancrée par Skolimowski sur des thématiques plus contemporaines.
Avoinée antispéciste et coup de pied vengeur
Si le propos du cinéaste est terriblement cinglant – on n’est pas dans une comédie légère comme on pourrait l’imaginer – sa mise en scène, très subtile, repose sur un principe qui évite au film de se mordre la queue : ne jamais prêter à l’âne quelque forme de jugement que ce soit. Nul anthropomorphisme donc dans le regard d’Eo, ni misanthropie d’aucune sorte. Tout au plus un coup de sabot à la tête d’un type affreux, histoire de ne pas faire mentir le proverbe. L’âne est ainsi présent tout au long du film mais sans focalisation subjective. Sa posture comme son regard conserveront tout au long de l’histoire distance et neutralité. Quand Eo est confronté au monde des hommes – un match de foot, une chasse nocturne, une engueulade de couple… – sa réaction reste celle d’un animal domestique : fuir un environnement inhospitalier pour retrouver l’amour de sa maitresse.
Un monde devenu fou
Face au monde des hommes, c’est le plus souvent l’incompréhension qui prédomine chez Eo. Une inintelligibilité qui contamine jusqu’au spectateur. Par exemple lors de la chasse nocturne avec ces rayons lasers mystérieux ou encore dans la scène de ménage du couple à l’issue de laquelle il semble bien difficile de savoir de quoi il retournait : une engueulade mère-fils ? Une prise de tête entre amants ? Ou les deux ? Au final, l’âne, figure décalée du cinéaste lui-même, n’en a rien à faire du verbiage de ces deux-là et continue son bout de chemin. De fait, c’est aussi l’écueil du langage, de la communication que le film pointe du sabot : ce routier et cette migrante qui ne se comprennent pas, ou ce prêtre endetté qui confesse à un âne qui ne peut le comprendre qu’il a sans doute mangé trop de viande dans sa vie.
Audaces visuelles et refus de voir
Mise en évidence de l’inconséquence, de la vanité des hommes, réquisitoire contre la violence faite aux animaux – l’élevage, la chasse, le commerce de fourrures – le film de Skolimowski est aussi un poème visuel d’une audace assez stupéfiante tels ces plans monochromes, presque abstraits de la forêt polonaise, cette décharge surréaliste d’objets métalliques où lorsque la démarche chaotique d’un robot quadrupède vient figurer le calvaire de l’animal massacré par des abrutis. Une violence presque toujours filmée hors-champ comme pour mieux nous rappeler à quel point nous refusons de la regarder en face.
8/10 ++
Critique à retrouver sur le MagduCiné