Entre un humain et un spectre, il n’y a qu’un souffle de différence

Songlian est une jeune fille instruite issue de la « classe moyenne » Chinoise des années 1910/1920. Sa famille ayant été acculée à la faillite depuis la mort de son père, elle n’a d’autre choix que de quitter l’Université et se marier. Elle sera la quatrième épouse du seigneur Chen.
Elle se rend dans sa nouvelle demeure par ses propres moyens (à pieds) et refuse l’aide que le domestique lui offre pour porter sa valise. Elle se débrouille toute seule. Le ton est donné : Songlian a quelques générations d’avance sur son temps.
En d’autres lieux et à une autre époque, il y a fort à parier qu’elle aurait été une femme indépendante et ambitieuse.


La demeure des Chen ressemble plus à un vaste labyrinthe qu’à un palais confortable, et les épouses y occupent chacune un gynécée. Nous ne sortirons plus de ce lieu. « Épouses et Concubines » nous invite, avec une élégance, une pudeur et une sensibilité inouïe, à observer comment Songlian et ses semblables y évoluent.



Un film riche en symboles et en métaphores



Tout le monde le sait : Zhang Yimou adore la symbolique des couleurs et ce film n’y échappe pas.


Effectivement, les épouses ont toutes leurs couleurs :
Songlian : La 4ème épouse. Vêtue de blanc, virginale, elle symbolise la femme au printemps de sa vie. Le nombre 4 porte malheur en Chine ainsi que dans d’autres régions d’Asie. Apparemment, il se prononce comme le mot « mort ».
Meishan : La 3ème épouse. Vêtue de rouge et de couleurs vives, elle symbolise la femme à l’été de sa vie. Encore jeune et séduisante, mais autrement plus expérimentée que Songlian sexuellement parlant, mère du second héritier, elle est au sommet de son pouvoir de séduction. Habile comédienne, elle reste probablement la Favorite du Seigneur.
Zhuoyun : La 2ème épouse. Souvent vêtue de couleurs automnales, elle symbolise la femme pré-ménopausée. Elle a quelques restes de beauté et est encore en capacité de procréer, mais elle sait qu’une hypothétique grossesse sera la dernière. Ce qui explique probablement son désespoir.
La 1ère épouse, la « grande sœur » des 3 autres. Elle est vêtue de couleurs sombres, et symbolise la femme ménopausée, à l’hiver de sa vie. Dans l’incapacité totale de procréer ou de susciter du désir chez le Seigneur, elle est complètement transparente. On ne se donne même pas la peine de lui attribuer un nom… Seule la naissance de son fils, premier héritier du Seigneur, lui permet d’affirmer sa place dans la hiérarchie des épouses.


A ce quatuor, j’ajouterais volontiers un cinquième personnage féminin qui a vraiment toute sa place dans l’histoire.
Yan’er : Servante de Songlian, vêtue de rose, impertinente et rêveuse, elle symbolise la femme adolescente, ainsi qu’une caste condamnée à l’infériorité socio-économique.



Une critique « violente » du patriarcat ? Pas tant que ça



Dans le domaine des Chen, les épouses cessent d’être des objets uniquement quand leurs chambres et leurs cours extérieures sont inondées de lumière rouge, dont la forme rappelle un utérus pour certains. A la manière du sang qui pulserait dans l’organe reproducteur de ces femmes, c’est à ce moment qu’elles prennent vie, car c’est uniquement à ce moment-là qu’elles acquièrent des droits, aussi bénins soient-ils : manger ce dont elles ont envie, rester dans leurs appartements si elles le désirent, demander des faveurs etc…
Et que dire en cas de grossesse, où elles sont encore plus vénérées que le Seigneur lui-même.


Cela n’aura échappé à personne : le Seigneur n’a ni nom, ni visage, ni personnalité. Ce n’est même pas un personnage de fiction : c’est un archétype. A ce propos, il convient vraiment de regarder la version originale de ce film, et pas sa version doublée en Français, bien que le doublage FR soit d’une grande qualité. Je trouve que le seigneur y adopte un ton beaucoup plus neutre, autant que le Chinois le permette en tous cas.


A propos des quelques personnages masculins présents dans ce film :
• Parlons du serviteur : issu de la même caste que Yan’er, je crois qu’on peut affirmer sans se tromper qu’il est le personnage le plus déshumanisé de tous. Il n’est vraiment rien. La possibilité de dévoiler une quelconque personnalité lui est complètement soustraite… il ne sert guère que de panneau directionnel et de « manuel audio » des us et coutumes du domaine des Chen. Beaucoup plus spontanées et sociabilisées, ayant (à leurs manières) le pouvoir de changer la tenue de la Maison, ses semblables féminines nous apparaissent franchement plus heureuses que lui. Lui qui est pourtant un homme.
• Parlons du docteur Gao : jeune homme séduisant et cultivé, probablement célibataire, son intégrité physique est certes protégée. Il nous apparaît sincèrement amoureux… pour ne pas dire complètement entiché. Ce système ne lui aura-t-il pas également dérobé son bonheur ? Lui qui est pourtant un homme.
• Parlons du premier héritier : on ne le sait pas dans le film (apparemment on le devine dans le bouquin), mais au vu de ses préférences sexuelles, ne sera-t-il pas lui aussi prisonnier d’un rôle et d’une image, au même titre que ses futures épouses ? Lui qui est pourtant un homme.


Très franchement, à en juger par le festival de caprices et de coups bas mis en scène par les différentes épouses, on peut se demander si les coutumes ancestrales toujours en vigueur (massages, lanternes, repas) sont véritablement l’œuvre des patriarches… et pas l’œuvre des favorites des précédentes générations. Je n’affirme rien, c’est là mon interprétation personnelle, et je pense vraiment que le doute est permis.


Je reste persuadée que ce serait une erreur de penser qu’Épouses et Concubines traite de la relation que les femmes entretenaient avec les hommes, dans la Chine du début du XXème siècle. Dans ce film, les hommes sont soit désincarnés, soit carrément absents du paysage. En réalité, ce film traite beaucoup plus des relations que les femmes entretiennent entre elles, dans un milieu patriarcal. Mais cette histoire 100% féminine, avec ces jeux de pouvoir et ces faux-semblants, auraient très bien pu se dérouler ailleurs et à une autre époque.


« Toutes ces règles nous rendent inhumaines. Des chiens, des chats, des rats, voilà ce que nous sommes. Autant aller se pendre dans la maison des morts. »
Et c’est Songlian elle-même, personnage le plus féministe de tout le film, qui nous le dit !


L’absence totale de remise en question des coutumes : voilà l’attitude qui consterne Songlian, infiniment plus que la polygamie environnante. Quant à moi, j’ajouterais volontiers l’absence de remise en question des statuts sociaux.


« Je suis et resterais une concubine. Et Yan’er est et restera servante. »
Faut-il le rappeler ? C’est aussi Songlian qui nous le dit…


Et ce sont les conséquences mortifères de cette application aveugle des règles qui conduiront Songlian là où on sait.



Une véritable toile de Maître



Mais qu’il est beau ce film !
Extraordinairement visuel, pour ne pas dire carrément pictural, Épouses et Concubines est un joyau absolu de réalisation. Il se situe à la croisée du film, de la pièce de théâtre, et de la peinture qui prendrait vie sous nos yeux.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que Zhang Yimou a su explorer son environnement.
Plans généraux, plans éloignés, plans rapprochés, plongées, contre-plongées… : il place sa caméra absolument dans tous les sens possibles, et nous permet ainsi d’explorer le domaine des Chen sous tous les angles. Le sentiment d’enfermement n’en est que plus fort.
Les plans rapprochés sont tellement réussis que c’est à se demander si Yimou n’a pas utilisé une règle entre sa caméra et le visage de ses actrices : la caméra est suffisamment proche pour apprécier pleinement le jeu impeccable de Gong Li, et suffisamment éloignée pour conserver une forme de décence toute Asiatique. Les actrices sont sublimées.
Il joue également beaucoup avec les lumières, les contrastes, et la photographie. Quand le film débute en été, l’image est très chaude, très jaune. Les scènes de « vie » sont très rouges. Et quand le film se termine en hiver, l’image est très froide, presque entièrement bleue.
Un effort évident est apporté aux costumes et aux décors. Indiscutablement, le réalisme est là et on s’y croirait.
Il s’agit également du premier film de Yimou auquel on peut attribuer une véritable ambiance sonore et musicale, le personnage de Meishan aidant.
Bref, un sans-faute sur la forme.



En conclusion : une ode à l’Humanité



Vous ne verrez jamais ni plantes ni animaux dans cet univers.
Et bien qu’étant l’alpha et l’oméga de tout ce système, l’enfant aussi est totalement déshumanisé. On les voit d’ailleurs très peu dans le film. Rien ne les distingue en tant qu’enfants à proprement parler, ils sont des « mini adultes », vêtus exactement comme ces derniers. Ils ne sont que des outils de reproduction de la lignée des Chen.
Cette histoire ne pouvait pas bien se terminer.


Et pourtant…
Dans ce monde fait de pierres, où les hommes et les femmes déambulent effectivement tels des fantômes, calés sur le rythme des saisons, tous trop occupés à servir leurs sempiternelles coutumes… quelques étincelles d’humanité jaillissent parfois entre Songlian et Meishan, ou entre Songlian et Yan’er. Rares et fugaces, ce sont ces moments qui rendent Épouses et Concubines aussi magnifique à mes yeux.


Épouses et Concubines, c’est le spectre qui tente de reprendre son souffle.
Épouses et Concubines, c’est le clignotement de la luciole qui sera morte le lendemain.
Épouses et Concubines, c’est l’étoile filante qu’on a à peine eu le temps d’apercevoir dans les ténèbres.
Et ça vaut tous les feux d’artifices du monde.

-Elle
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le 18 août 2020

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