Une planète morte qu’éclipse le visage continuellement anxieux d’un jeune homme (Jack Nance), de la bouche duquel sort une créature serpentine anticipant de deux ans l’Alien de Ridley Scott. Dans les crevasses de la planète, une boite trouée, dans laquelle, un nosferatu vérolé semble manipuler ce monde à coup de manettes. Il tire sur l’une d’entre elle et la créature nouveau-née plonge droit dans une flaque d’eau anormalement profonde avant de se diriger vers une lueur céleste. Une œuvre est née.


1977 constitue peut-être une date charnière de l’histoire du cinéma. Cette année-là, la sortie de Star Wars entérine la naissance du cinéma de divertissement contemporain tandis que l’échec commercial de New York, New-York de Martin Scorsese amorce le déclin du Nouvel Hollywood ; le Suspiria de Dario Argento marque le film d’épouvante, et Rencontre du troisième type confirme le sacre de Steven Spielberg. Au même moment Eraserhead, premier film d’un illustre inconnu posait les jalons d’une œuvre phare de cette fin de siècle.


Accouché dans la douleur après 5 ans de gestation, descendu par une bonne partie de la critique, révulsant nombre de spectateurs le premier film de David Lynch aurait pu aussi être son dernier. Seul le Waverly Cinema à New-York le conserve à l’affiche pour ses séances de minuit (glorieuse époque des midnight movies !), lui permettant sur le long terme de se tailler une réputation d’ovni étrange et dérangeant, jusqu’à finalement devenir culte, lançant ainsi la carrière de son réalisateur.


Pour autant, Eraserhead aurait été le seul film de Lynch, cela n’aurait peut-être pas changé grand-chose tant il semble déjà être la synthèse de tout la filmographie à venir de son réalisateur. Un film-oeuf, affichant tous les thèmes de l’artiste qu’il déclinera ensuite tout au long de sa carrière. On découvre ainsi cette atmosphère d’inquiétante étrangeté qui ne lâchera plus Lynch, avec l’histoire d’Henry, jeune ouvrier se retrouvant père d’un bébé monstrueux, avec ces personnages de la middle class américaine au comportement incongru (sourire figé du beau-père, crises de folie de la belle-mère et de sa fille…). Nombre de motifs du cinéma lynchiens sont déjà là tels que la moquette zébrée (on pense à la loge rouge Twin Peaks), l’électricité comme élément surnaturel voir maléfique (Twin Peaks toujours), la figure du monstre (l’homme à la fenêtre comme précurseur du clochard de Mullolhand Drive) ou encore la scène de théâtre (présente dans à peu près tous ses films).


On n’aura pas la prétention de chercher un sens clair et définitif à ce film, tant il a depuis 40 ans échappé à toute tentative d’analyse. Eraserhead fait partie de ces films purement sensoriels parlant davantage à notre inconscient qu’à notre intellect. En cela il s’apparente plus à une tentative de représentation de l’esprit à la manière d’une peinture abstraite. On peut aussi le rapprocher d’un cinéma-cerveau, labyrinthique comme les films d’Alain Resnais ou de Stanley Kubrick (lequel dira d’ailleurs qu’Eraserhead est le seul film qu’il aurait aimé réalisé). Il est vrai que d’une certaine manière le film fait échos à 2001, l’Odyssée de l’espace : une ouverture cosmique, une narration décousue ainsi que d’une « mort » suivie d’une possible « renaissance » dans une lumière astrale ; seulement alors que le film de Kubrick explorait l’immensité du cosmos, c’est au contraire l’inconscient humain que le film de Lynch cherche à explorer. Pour Lynch le cerveau humain s’apparente cet astre désolé, crevassé et au bord de l’explosion, gardé par une sorte de lépreux dont on ne saurait dire s’il s’agit de Dieu, de la figure du père, voir du réalisateur lui-même. Un cerveau ravagé juste bon à servir de matière première à une fabrique de gomme à crayon et finalement réduit en poussière ; poussière qui se confondra finalement avec une myriade d’étoile : peut-on espérer un renouveau au-delà de l’aliénation la plus totale ?


Film peut-être plus simple qu’il n’y parait, Eraserhead constitue au dire de Lynch un résumé de ses années passées à Philadelphie. Compte tenu que ce dernier y faisait pour la première fois l’expérience d’une vie à la grande ville, qu’il s’y est marié et a eu son premier enfant à 22 ans, on peut entrevoir quels démons le réalisateur cherche à exorciser. Tout le film émaille de motifs signifiant une horreur de la parentalité, que ce soit la scène d’introduction (métaphore d’une fécondation et d’un accouchement) cette chienne nourrissant une portée surabondante ou encore ce poulet éjectant par le derrière une immonde substance noirâtre. Et bien sûr ce bébé, fœtus à tête d’animal monstrueux, figure à la fois horrifique et pathétique ; bébé hurlant continuellement, se couvrant subitement de pustule, bébé qui semble observer Henry, le juger peut-être, rire de lui, l’isoler du reste du monde allant jusqu’à vouloir fusionner avec lui, bébé que l’on souhaite écraser, jeter contre un mur et finalement poignarder. Bien que grotesque, la situation peut être représentative de ce que peut ressentir un jeune parent.


A l’opposé de l’autofiction, Lynch semble contribuer à l’édification de ce style mal définit, que l’on peut appeler faute de mieux, « introfiction ». Il ne s’agit pas de raconter ce qui nous est arrivé dans notre vie, mais plutôt de donner une image au cheminement de notre pensée. Se retrouvant seul dans cette chambre avec cette créature vagissante, et ne voyant autour de lui qu’oppression et aliénation, Henry se retrouve tiraillé par ses angoisses, ses désirs et ses pulsions, représentée tours à tour par la jolie voisine, un ver geignard, des fœtus tombant du ciel ou cet arbre mort poussant au milieu de la chambre.


Comme pour bien des personnages de futurs films de Lynch (Bill Pullman dans Lost Highway ou Naomi Watt dans Mulholland Drive), il ne reste d’autre échappatoire à Henry que le rêve et le fantasme ici personnifié par cette femme aux grosses joue sur une scène derrière le radiateur dont la candeur le dispute à la monstruosité : dans ce monde même l’idéal de pureté est corrompu par on ne sait quel mal.


Eraserhead peut aussi être vu comme la peinture d’une certaine Amérique post-Vietnam et post-Watergate. Une Amérique désolée, peuplée de prolétaires brisés mangeant de la nourriture préfabriquée. Une Amérique loin de sa grandeur mythique, ravalée à une banlieue industrielle déserte dont le beau-père dira qu’il s’agissait avant d’un pré. Le tout balayé par une tempête sans fin, seulement égayé de temps à autre par une musique foraine, écho d’une enfance perdue.


C’est peut-être là le thème majeur d’Eraserhead : une complainte sur la fin des illusions. Un poème de l’homme brisé, cherchant en vain d’échapper à sa condition et comme à l’habitude chez Lynch n’y parvenant que par le biais du rêve, de la folie ou de la mort. Après tout : « In heaven everything is fine ».


https://toutestcinema.wordpress.com/2018/10/10/eraserhead-1977-david-lynch/

kingubu88
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le 3 déc. 2018

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