Ne serait-ce que pour La Main de Wong Kar-Wai
Eros peut se présenter comme un recueil de nouvelles - écrites par trois artistes différents : Antonioni, Soderbergh, Wong Kar-Wai - autour de la notion d'éros. Comme beaucoup, ma note reflète avant tout la qualité du dernier court-métrage : La Main, de Wong kar-wai.
Il ne me semble pas étonnant que la pochette DVD du film (du moins dans son édition française) reprenne une image de la contribution de l'auteur d'In the mood for love. Lui seul a réalisé ici un essai que l'on peut qualifier de sensuel ; les images, toujours prises à travers ces vitres et ces reflets, se déplaçant lentement, parfois au ralenti, comme à demi-mot (mais il faudrait parler ici de "demi-image", en quelque sorte, comme celle de la couverture du DVD, le premier moment où Gong-li apparaît : un visage qui se découpe à peine dans l'ombre, devant les jambes du jeune-homme), ces images-là sont déjà en elles-mêmes érotiques ; contrairement aux autres réalisateurs d'Eros, Wong Kar-Wai ne montre pas la nudité face à la caméra : seulement la transpiration, l'envie, les mains que le jeune tailleur passe dans la robe vide de la femme désirée (séquence fascinante).
La magnifique Gong-li se mord les lèvres, bat des cils, se refuse, s'éloigne ; son visage n'apparaît pas toujours entièrement dans le cadre, parfois ce n'est que sa taille, ses jambes, ses bras que nous apercevons, et l'on rêverait bien sûr d'en voir davantage, tant ce film est une ode à un corps, celui de la courtisane. Elle boude, s'énerve, s'en va, se rapproche, laisse les doigts du tailleur l'examiner.
Il y a du luxe, de la volupté, de la sophistication ici, bien entendu ; l'univers du réalisateur (qui est identique dans cet essai à celui d'In the mood for love et une partie de 2046) est un univers envahi par l'esthétique : maquillages, coiffures, robes, décors, un univers où le toucher, la vue, l'odorat (les multiples aliments que l'on prépare, que l'on offre, etc.) prédominent.
A coté de ce ballet des sens, les court-métrages d'Antonioni (pourtant à l'initiative de ce projet) et de Soderbergh font pâles figures. A peine retrouve-t-on chez Antonioni cette fuite en avant mystérieuse et comme désespérée, qui caractérise si souvent ses personnages : déambulations, promenades sans objectif à travers la ville, les rues, la campagne. Et puis ce moment, au sommet de la tour, avec ce ciel et ces nuages imposants : le personnage principal qui s'en imprègne, tourne et tourne encore, tout seul. Moments antonioniens par excellence.
C'est à Tanizaki, en somme, que Wong Kar-Wai m'a fait penser : un univers délicieux, calme, d'une beauté au final toute classique : rien qui ne déborde, en effet, durant cette demi-heure, rien de fragmenté, rien d'abstrait non plus. C'est un véritable récit, une nouvelle, close sur elle-même, dont les dernières minutes se referment parfaitement sur les premières. Comparé à Antonioni et Soderbergh (dont je ne sais quoi dire, si ce n'est que Robert Downey Jr est effectivement un bon acteur, et que l'idée du psychanalyste qui communique derrière son patient avait sans doute, au départ, quelque chose de bon), la nouvelle de Wong Kar-Wai est tout ce qu'il y a de plus traditionnel.
Et cependant, derrière la volupté esthétique très efficace qui s'en dégage, on y trouve tout ce que le sujet - Eros - laissait attendre : du désir (fort, contenu, étouffé), un certain voyeurisme (mais sonore ici, derrière le mur de la chambre où la courtisane pratique son métier), une certaine température, voire une certaine perversion (la masturbation que pratique la femme désirée chastement).
C'est un peu l'univers de Tanizaki, et je me demande finalement si La Main de Wong Kar-Wai ne pourrait pas être rapprochée du Pied de Fumiko de l'écrivain japonais ? L'air de rien, c'est de la fascination pour la main d'une femme, et ses infinies potentialités érotiques, que, sous prétexte de robes, de tissu, de rouge à lèvre, de coiffure, le réalisateur de 2046 a réussi à nous entretenir à notre insu pendant toutes ces minutes...
A voir et revoir sans se lasser.