Le deuil, comme on le répète souvent, s'accompagne de la perte du sentiment d'appartenance au monde : quelque chose s'est brisé, par quoi nous sommes brusquement en recul de tout ; l'adhérence aux choses ne se fait plus, l'environnement dans lequel nous évoluons ne semble plus chargé de réalité. L'une des grandes réussites de Maborosi est précisément de nous communiquer ce sentiment : l'héroïne, Yumiko, nous semble perdue, évasive, retirée du courant quotidien qui nous emporte normalement ; nuage flottant, indécis, fragile, quelque chose en elle a démissionné, abdiqué, et nous la voyons parfois ressembler à ces fantômes tissés d'ombre qui se déplacent entre les objets sans être présents physiquement, charnellement. Kore-eda emploie pour ce faire un rythme lent, calme, contemplatif ; la caméra bouge assez peu, se tient à une certaine distance, tandis qu'elle cadre somptueusement ces épisodes d'une vie déroutée, déboussolée – et peut-être faudrait-il le dire ici au sens propre du terme : une vie dont cartes, routes et boussoles font cruellement défauts, où quantité d'horizons se sont brisés.
Mais on ne saurait dire quelque chose sur ce film sans évoquer la magnifique et poignante maîtrise formelle de ce premier long-métrage (réalisé à seulement 33 ans, ce qui ne laisse pas d'impressionner...). On a parlé de l'influence d'Ozu, et peut-être faudrait-il nuancer cela, mais nuancer seulement. S'il y a bien quelque chose qui fait penser au réalisateur du Voyage à Tokyo dans ce film, c'est la signature particulière de ces plans où l'apaisement, le calme, la sérénité, cette sorte de pudeur et de silence ressortent en vérité d'un calcul minutieux et de beaucoup de science de la lumière, de la symétrie et des objets. Mais bien que la verticalité et la fixité dominent, je pense qu'on ne peut qu'être emporté par la beauté et la force de certaines séquences, et par la manière d'éviter de montrer frontalement et grossièrement la souffrance du deuil.
La séquence la plus célèbre, me semble-t-il, étant celle de la procession funèbre sur la plage, où, écrasés par ce ciel gris qui occupe la majeure partie de l'image, des individus minuscules, éthérés et effacés, traversent le plan vers la gauche, suivis par la veuve, seule derrière eux. J'ai rarement vu d'images aussi fortes pour signifier le peu de réalité qu'ont les hommes devant la vie, sans cesse recommencée, et le monde, muet, éternel, immense. Un autre plan reste également en mémoire : lorsque les deux enfants courent ensemble dans les alentours du port ; séquence simple, épurée, et d'une grande émotion (il en existe une semblable, mais d'une beauté moins mystérieuse, dans Still Walking, lorsque les enfants jouent dehors dans la rue).
Mais il y a cependant quelque chose qui n'est pas tout à fait d'Ozu, et qui est moins dans la réalisation en tant que telle que dans l'histoire et les personnages : quelque chose de cassé, de brisé ; ce qui arrive aux personnages de Kore-eda me fait davantage pensé ici à Naruse qu'à Ozu (et lui-même d'ailleurs le signale) ; quelque chose chez eux ne marche pas, pour ainsi dire, quelque chose rend difficilement guérissable le fait de vivre ; le très léger et doux optimisme qui traverse beaucoup de films d'Ozu ne prend pas dans ce cinéma. Mais il me semble que c'est justement là l'un des plus beaux aspects de la réalisation de Kore-eda en général : cette façon apaisée et très calme de filmer (comme chez Ozu) des épisodes de vie difficiles, habités par la douleur, l'absence, mais aussi quelque chose comme de la déception, de la tristesse voire de la colère (qui me semble ici plus naruséen). Bien sûr il y a des moments de joie dans Maborosi, et de l'humour ; ce ne sont que des moments, mais ils sont magnifiques. Et, ici comme ailleurs, Kore-eda se garde bien de caricaturer ce qu'il peint : ainsi le nouveau mari de la veuve évite assez bien, me semble-t-il, les écueils du remplaçant du défunt, qu'on aurait pu présenter comme terriblement inférieur à celui-ci et sans âme. Le plan final, à ce titre, est une vraie réussite, et referme ce film magnifique, fort et difficile sur une très grande générosité du regard (et là aussi, ce plan est assez proche du plan final de Still Walking).
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