Une vieille dame s’éloigne, sur un pont, vers le lieu où elle a décidé de mourir et sa petite fille ne parvient pas à la retenir. Grandie, mariée et mère d’un nourrisson, cette même petite fille, Yumiko, devenue femme (Makiko Esumi), est tourmentée par un cauchemar récurrent dans lequel son époux, Ikuo (Tadanobu Asano), serait la réincarnation de sa grand-mère. Lorsque celui-ci meurt brusquement, apparemment suicidé, c’en est trop pour Yumiko. Déjà fragilisée par le deuil rencontré dans l’enfance, elle délaisse son bébé et se laisse sombrer dans un état de fixité absente. Dès lors, le film, premier long-métrage de fiction du grand réalisateur japonais Kore-eda, accompagne l’héroïne dans cette difficile traversée. Traversée ?... Il n’est pas certain, dans le type de deuil dépeint ici, qu’il existe véritablement une autre rive...
Sans doute n’est-ce pas un hasard si, dans sa tentative de survie, Yumiko, prise en main par une voisine réellement attentionnée, est conduite vers un bord de mer où elle s’engagera dans un second mariage, arrangé, avec un homme, lui-même veuf et père d’une petite fille qui réserve à cette belle-mère le meilleur accueil. L’infini de l’eau, sans rive jumelle visible à l’horizon et longuement scruté, dit l’infini du deuil et prépare la révélation finale de la légende concernant le maborosi, sorte de lumière sur l’eau qui exercerait une fascination dangereuse pour celui qui se laisserait attirer par elle.
Dans le premier temps du deuil amoureux, puis lors des scènes qui retracent la tentative de relancer une vie nouvelle, Kore-eda excelle - par le placement frontal de sa caméra, ses longs plans fixes, la lumière crépusculaire qui baigne tous les espaces, intérieurs comme extérieurs - à rendre sensible, à l’image, l’état de l’endeuillée, cette eau saumâtre qui s’infiltre dans tout ce qui est vécu et vient lui donner un goût de mort, cette perte de sens des actions, cette façon de se sentir à côté de la vie, non concernée par elle, et en proie à une sorte de pétrification qui rapproche de l’état du défunt. La musique est rare et le personnage de Yumiko, tantôt par son immobilité, tantôt par sa gentillesse distraite et absente, transcrit avec une grande sensibilité cet espace-temps singulier dans lequel est happé l’endeuillé, comme si celui-ci n’occupait pas exactement le même espace que les êtres vivants qu’il semble pourtant côtoyer, comme si le temps s’écoulait pour lui à un rythme différent, suspendu, étant donné que son esprit flotte désormais entre deux mondes.
Le contraste est d’autant plus saisissant que Kore-eda avait bien pris soin, en amont, de ne pas faire de son héroïne une dépressive née. L’enfance traversait de ses éclats de rire sa première union avec Ikuo, qui était lui-même tout droit sorti de cette période initiale de la vie, puisque rencontré à cet âge et d’ailleurs associé aux sons joyeux de l’enfance : carillon aigrelet d’une sonnette de vélo ou tintement cristallin de la menue clochette à laquelle sont attachées des clés. Travail subtil sur tous ces sons qui semblent attester, dans le deuil, la présence d’un monde autre, peut-être imperceptible, mais tout proche.
De nombreux plans, aussi, montrent l’un des personnages principaux (la grand-mère, Yumiko, Ikuo), isolé, souvent de dos et à contre-jour, cheminant sur une voie étroite (passerelle d’un pont piétonnier, passage couvert, chemin longeant une voie ferrée, jetée...), et s’éloignant... Plans qui renvoient à l’irréductible solitude des êtres, à leur mystère, également, et qui viennent apporter un contrepoint riche d’interrogations à la thématique fondamentale du film, celle qui explore au contraire les liens profonds qui relient les êtres, si profonds que rien ne peut les dénouer et que les supposés disparus pourront se muer en maborosi fascinants, absorbant de l’intérieur tous les regards et toutes les pensées de ceux qui les auront perdus...