Le succès de son premier film Le Nôtre parmi les Autres aura beau avoir été suffisant pour tuer dans l'œuf la réputation de "fils à papa" de Nikita Mikhalkov, une nouvelle polémique allait apparaitre dès son deuxième essai, qui deviendrait Esclave de l'Amour.
En effet, dès 1972 le réalisateur Roustam Khamdamov avait commencé à travailler sur un biopic intitulé "Plaisirs involontaires" (ou "Plaisirs accidentels", comme vous voulez) consacré à Vera Kholodnaya, première grande star du cinéma muet dans la Russie pré-révolutionnaire. Le tournage finit par cependant par être interrompu, pour des raisons qui ne sont toujours pas très claires. Mikhalkov a-t-il manigancé et profité de ses relations pour couper l'herbe sous les pieds de Khamdamov ? Lui-même s'en est bien sûr toujours défendu et Khamdamov lui-même a prétendu le contraire, mais quand on connait les pressions que le régime pouvait faire subir à ses artistes, il convient de traiter la parole de chacun avec beaucoup de prudence…
Toujours est-il que le studio Mosfilm proposa bientôt au jeune Nikita Sergueïevitch de reprendre le projet, ce qu'il accepta à condition de repartir à zéro et de transformer le film d'auteur un peu éthéré de Khamdamov en une comédie romantique beaucoup plus abordable. Ne seraient conservés que les costumes et l'actrice principale, Elena Soloveï, désormais dans le rôle d'une alter-ego fictive de Vera Kholodnaya et non de la figure historique elle-même.
Ladite alter ego, dénommée Olga Voznessenskaïa, est donc ce que l'on appellerait aujourd'hui une starlette, certes populaire mais que personne ne prend vraiment au sérieux et qui ne prend rien ni personne sérieusement non plus, si ce n'est peut-être Maksakov, son partenaire à la vie et à l'écran pour le film muet "Esclave de l'Amour" qu'ils sont en train de tourner en Crimée.
Problème : Maksakov n'est plus là, pour des raisons qui ne seront (judicieusement) jamais expliquées. Il convient donc de le remplacer, mais de cela la capricieuse Olga ne veut pas en entendre parler. Plus grave encore, mais qui la laisse pourtant nettement plus insensible : comme pour Le Nôtre parmi les autres, nous sommes en pleine Guerre civile, et ce petit morceau de Russie tenu par les Blancs est menacé d'encerclement par les Rouges. Le brutal capitaine Fedotov est chargé de traquer les espions bolcheviques qu'il dit pulluler dans la région et notamment dans l'équipe de tournage. Il n'a a pas tort, car le caméraman Viktor Pototski est bel et bien un agent chargé de transmettre à Moscou une pellicule montrant l'horreur de la Terreur blanche dans la région. Nouveau problème : Viktor est amoureux d'Olga, et bientôt réciproquement.
On l'aura compris, Mikhalkov caresse un peu plus les autorités dans le sens du poil que dans son premier film ; mais une nouvelle fois, là n'est pas le sujet, car il arrive à véritablement donner de la profondeur et de la vie à ses personnages, qui n'auraient pu être que des caricatures. Esclave de l'Amour est le premier film "tchekhovien" de Mikhalkov : ses personnages se prélassent dans leur micro-univers bucolique, ils parlent beaucoup, souvent de pas grand-chose, mais derrière cette critique la caméra du réalisateur fait preuve de beaucoup de tendresse et de bienveillance, ce qu'elle parvient à transmettre au spectateur. On ressent tour-à-tour de la frustration, de la pitié et de l'affection pour ceux qui sont moins les esclaves de l'amour que des temps dont ils sont prisonniers.
C'est la patte mikhalkovienne, c'est ce qu'il sait d'autant mieux faire qu'il a l'intelligence de ne pas forcer le trait de l'évolution – de la transformation, même – de sa personnage principale. Tout cela est très organique et non politique. Je ne spoilerai pas la scène finale, mais elle montre bien que pour Mikhalkov, les hommes sont avant tout des hommes, avec tout ce que cela implique de bien et de mal, avant d'être les hérauts de telle ou telle tendance.
Cette séquence finale est d'ailleurs superbement filmée, bien que son symbolisme ne soit pas des plus subtils ; peu importe dans le fond, le message passe bien. Au passage, le plan final m'a rappelé celui de Kroustaliov ma voiture! d’Alexeï Guerman. Autres scènes mémorables : la séquence en voiture entre Olga et Viktor (dans tous ses films Mikhalkov filme très bien l'amour, qu'il soit naissant, bourgeonnant ou mourant) et surtout celle du meurtre d'un des personnages principaux, filmé en plan large et caméra fixe, du grand art !
Le film doit également beaucoup à son duo d'acteurs principaux, Elena Soloveï (qui a vraiment le physique d'une actrice de film muet !) et le beau Rodion Nakhapetov dans le rôle de Viktor. Ils sont tous deux très bons et ont beaucoup d'alchimie. Les rôles secondaires ne sont cependant pas aussi mémorables : le réalisateur du film muet, joué par une autre future figure récurrente chez Mikhalkov, Alexandre Kaliaguine, est probablement le seul à sortir du lot grâce à quelques jolis petits moments, mais le tyrannique Fedotov est un antagoniste très oubliable, surtout comparé à Lemke du film précédent. À noter que Nikita Sergueïevitch lui-même se la joue plus humble, cette fois-ci, puisqu'il apparait en simple serveur !... qui se révèle plus tard être le leader d'un groupe clandestin (soupir)…
Le film souffre en outre de quelques longueurs et met notamment du temps à se mettre en place, mais ce n'en est pas moins un classique de Mikhalkov. Si comme moi vous avez comme plaisir pervers de soupirer devant le spectacle des innocences perdues, ce film est pour vous !
PS : Sens Critique, le titre original est "Raba Lioubvi" et non pas son équivalent en anglais !